L’industrialisation de l’Égypte au xxe siècle Des volontés politiques aux réalisations économiques

Au début du XXe siècle, l’économie égyptienne est largement dominée par le secteur agricole, ce dernier absorbant, en 1907, 2 258 000 personnes, soit 68 % de la population active, et 70 % de l’investissement brut total. Au début du XXIe siècle, c’est le secteur des services qui prédomine, représentant 50 % du produit intérieur brut et employant 48 % de la population active. Entre ces deux constats, un épisode central dans la recomposition de la structure économique : l’industrialisation, qui occupe tout le XXe siècle, thème central du discours politique et enjeu du développement économique. L’ampleur de l’enjeu pousse l’État égyptien à mener des politiques d’industrialisation actives. Mais dans quelle mesure les performances industrielles sont-elles à la hauteur des efforts entrepris ?

2Pour tenter de répondre à cette question, nous proposons un découpage de l’histoire industrielle de l’Égypte, scandant les changements d’orientation des politiques industrielles. Pour chaque période, les politiques engagées et les résultats obtenus sont mis face à face. Quatre grandes périodes se dégagent ainsi. Entre 1913-1945, la volonté d’industrialisation répond à la voix du nationalisme élevée par l’élite locale. L’industrie est alors entre les mains de quelques hommes d’affaires égyptiens et étrangers. Entre 1947-1960, la volonté politique est d’égyptianiser puis de planifier la production industrielle. Bien que restant maître de l’activité industrielle, le secteur privé, maintenant dominé par la bourgeoisie égyptienne et non plus étrangère, commence alors à perdre de son autonomie. À partir de 1961, la rupture est nette. Les nationalisations massives donnent au secteur public le plein pouvoir dans le domaine industriel. Il faut attendre 1974 et la mise en œuvre de la politique de la « porte ouverte » pour trouver une volonté de faire retourner l’industrie vers le secteur privé.

Volonté d’industrialisation : la voix du nationalisme, 1913-1945

3Pendant la domination anglaise (1882-1922), la priorité économique est donnée à la culture et au commerce du coton, qui devient la principale production et l’exportation presque exclusive de l’Égypte. Le pays s’intègre alors dans la division internationale du travail en tant que fournisseur de matière première, au même titre que les autres pays du futur tiers-monde.

4Il ne peut, de fait, guère en être autrement. Premièrement, les capitulations et les conventions anglo-turques imposent aux marchés égyptiens une totale ouverture aux produits étrangers, anglais notamment. Sans protection minimale, une industrie nationale ne peut pas naître, comme l’ont montré les expériences de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Allemagne ou des États-Unis (Bairoch, 1993). Deuxièmement, les quelques biens industriels produits localement, émanant principalement de la proto-industrie1 textile, sont soumis à une taxe intérieure de 8 %, équivalente à la taxe subie par les importations, ce qui constitue un handicap évident. L’essor industriel est handicapé aussi par l’absence d’un marché financier bien développé, capable de mobiliser un capital-risque pour de nouvelles entreprises (Tignor, 1989, p. 9). Par ailleurs, l’Égypte est terriblement endettée, le service de la dette absorbant à la veille de la Première Guerre mondiale la moitié de son budget (Issawi, 1963, p. 27). Elle est condamnée à dégager des surplus commerciaux, et la spécialisation dans la culture et l’exportation du coton, qui jouit alors de cours mondiaux fort avantageux, est une solution optimale. La promotion d’une industrie nationale moderne est à ce moment là hors de toutes les pensées, même égyptiennes. Troisièmement, étant donné les enjeux commerciaux, la Grande-Bretagne est nettement hostile à toute industrialisation de l’Égypte (Issawi, 1963, p. 30 ; Tignor, 1984, p. 27). La montée des nationalismes commence cependant à bouleverser le discours économique, et va se traduire par une politique d’égyptianisation de l’économie. Une industrie nationale moderne peut enfin voir le jour.

Regain d’intérêt pour l’industrie égyptienne, 1913-1930

5À la veille de la Première Guerre mondiale, le capital étranger investi en Égypte est de l’ordre de 200 millions de livres égyptiennes (£E) (Tignor, 1984, p. 18), ce qui autorise l’Europe à « dicter » à l’Égypte le comportement à adopter. Cependant, l’indépendance politique obtenue en 1922 doit se traduire sur le plan économique par une industrie nationale venant concurrencer l’industrie européenne, voire se « substituer » à elle, la bourgeoisie égyptienne tenant à développer un capitalisme local.

6Des raisons purement économiques viennent aussi conforter l’idée d’un besoin d’industrie nationale. Tout d’abord, la pénurie de produits manufacturés sur le marché international pendant la Première Guerre mondiale fait sentir le besoin d’une industrie locale afin de réduire la dépendance de l’Égypte vis-à-vis de l’extérieur. Ensuite, le secteur agricole, sur lequel l’économie repose entièrement, commence à montrer des signes de faiblesse avant même la Première Guerre mondiale : baisse des rendements et concurrence de nouveaux pays sur le marché international et, surtout, réduction du nombre de feddan2 par tête, du fait de la croissance démographique rapide. Enfin, la Première Guerre mondiale assouplit la contrainte extérieure de l’Égypte. Les importations manufacturières déclinent, ce qui laisse de la place pour une industrie locale, mais surtout la dette égyptienne diminue, grâce à des termes de l’échange favorables, entraînant des surplus commerciaux conséquents (95 millions de £E entre 1914 et 1919 selon Tignor, 1984, p. 49). La levée partielle de cette contrainte financière laisse entrevoir la possibilité de mener une politique économique nouvelle. Les dépôts bancaires privés augmentent par ailleurs considérablement pendant la Première Guerre mondiale, ce qui aura des conséquences importantes.

7La volonté d’industrialisation de certaines élites, notamment d’Ismâcîl Sidqî3, va donc donner naissance à plusieurs institutions vouées à jouer un rôle majeur dans la promotion de l’industrie égyptienne : la Commission gouvernementale sur le commerce et l’industrie, la Banque Misr et la Fédération des industries égyptiennes4. La Commission gouvernementale sur le commerce et l’industrie, créée en 1916 et présidée par Ismâcîl Sidqî, publie en 1918 (Tignor, 1984, p. 55) l’influent Rapport sur le commerce et l’industrie, qui conclut que « la seule solution pour augmenter le ratio homme/terre est l’industrialisation » (rapport, p. 55, selon Tignor, 1984, p. 17). Il lance ainsi un appel à l’industrialisation et conseille l’adoption d’une stratégie d’industrialisation par substitution aux importations de biens de consommation. Ce rapport recommande aussi la création d’une banque de développement industriel. Enfin, il précise le rôle que doit jouer l’État pour soutenir l’industrialisation : protection tarifaire, réforme de la structure fiscale, octroi de subventions (Tignor, 1984, p. 57). Ce texte a un impact important et pousse sans aucun doute à la création des deux institutions qui vont être la clef de voûte du développement industriel en Égypte.

8La première est la Banque Misr, banque commerciale créée en 1920 par Talcat Harb, mais qui, dans les faits, va jouer le rôle d’une banque industrielle. Cette banque, dont la création est rendue possible par l’augmentation des dépôts bancaires privés (à la suite de la mise en circulation des billets de la Banque nationale d’Égypte, non échangeables en or), est la première société pleinement égyptienne. Cette institution représente la partie nationaliste de la bourgeoisie locale, égyptienne de naissance5. En 1923, la banque établit un compte spécial alimenté par ses profits, destiné à créer des filiales commerciales et industrielles.

9La deuxième institution est la Fédération des industries égyptiennes, créée en 1922 pour représenter la partie non égyptienne de la bourgeoisie locale. Le groupe de fondateurs est issu de familles établies en Égypte bien avant la guerre : Sornaga, Naus, Salvagos. Mais la véritable tête pensante de la Fédération est son secrétaire général, I.G. Lévi6. C’est lui qui est à l’origine de l’influente revue L’Égypte industrielle, paraissant à partir de 1925. La Fédération, tout comme la Banque Misr, fait la promotion des idées capitalistes. Le rôle de la Fédération est de favoriser la création d’associations industrielles, qu’elle fédère. Elle veut aussi estomper l’antagonisme existant entre la bourgeoisie locale étrangère, qu’elle représente, et la bourgeoisie locale égyptienne. Tâche difficile !

10Quel bilan peut-on dresser de cette première volonté d’industrialisation ? Avant la Première Guerre mondiale, le nombre d’entreprises modernes ayant un capital de plus de 50 000 £E s’élève à 20, dont 18 créées lors du boum financier de 1899-1907 (Tignor, 1984, p. 33 et 40), et toutes sont des entreprises dirigées par des étrangers, résidents ou nés en Égypte7. Ces entreprises se trouvent principalement dans les secteurs du sucre, du textile, du sel, du tabac, de la bière et du ciment. La majorité des industries modernes sont localisées au Caire8 ou à Alexandrie. Les deux entreprises les plus capitalisées sont l’Egyptian Sugar Company et l’Egyptian Salt and Soda Company, à majorité française et belge. La part du secteur manufacturier total dans la population active est alors de 8 % (Radwan, 1974, p. 283). Maunier (1916 selon Issawi, 1963, p. 43) estime que l’emploi dans les industries modernes, en 1916, occupe entre 30 000 et 35 000 personnes, dont la plus grande partie est concentrée dans l’industrie du sucre. Mais comme le soulignent Mabro et Radwan (1976, p. 21), l’investissement industriel ne représente que 1,6 % du produit intérieur brut en 1913. Pendant la guerre, quelques firmes prospèrent, notamment la Filature nationale d’Égypte, les industries du tabac et des spiritueux, de l’agroalimentaire et du ciment. Mais au sortir de la guerre, le commerce reprend avec l’Europe et leurs bénéfices sont réduits. C’est dans ces conditions que les firmes étrangères s’organisent au sein de la Fédération des industries égyptiennes.

11Parallèlement, la Banque Misr fonde, entre 1922 et 1929, neuf compagnies purement égyptiennes, dont cinq industrielles, représentant un investissement total de 1 600 000 £E, soit 13 % de l’investissement total réalisé dans des sociétés entre 1919 et 1929 (Crouchley, selon Tignor, 1984, p. 102). Quatre des compagnies industrielles sont fondées en 1927 : la Misr Company for Silk and Weawing (capitalisation de 10 000 £E), la Misr Fisheries Company (20 000 £E), la Misr Linen Company (10 000 £E) et la Misr Spinning and Weaving Company (300 000 £E). La dernière doit devenir la plus grande firme industrielle d’Égypte. Mais, tout comme les firmes étrangères, ces compagnies souffrent des liens économiques forcés par les accords commerciaux privilégiés entre l’Égypte et l’Europe.

12Même si l’Égypte acquiert une certaine autonomie politique, elle est donc, jusqu’au début des années trente, toujours sous le joug économique européen. Le meilleur indicateur en est le volume des importations industrielles. Malgré la volonté d’égyptianisation de l’industrie, par substitution de la production locale aux importations européennes, les importations de biens de consommation augmentent fortement dans l’après-guerre, passant de l’indice 100 en 1924 à 132 en 1929 (Hansen et Lucas, selon Tignor, 1984, p. 99). Les gains générés par les cours favorables du coton dans les années vingt renforcent certes le pouvoir d’achat des Égyptiens, lesquels par habitude préfèrent les produits étrangers. Dans ces conditions, l’industrie égyptienne ne peut pas lutter. Consciente du problème, la Banque Misr lance en 1929, à travers un rapport de recherche9, un appel au soutien de l’État au développement industriel et à la création d’une banque industrielle de développement, reprenant ainsi le souhait émis par la Commission sur le commerce et l’industrie en 1918. Elle pointe aussi du doigt les problèmes de pauvreté, d’éducation et d’urbanisation croissante. La Banque Misr souhaite la mise en œuvre d’une politique industrielle et sociale. Ce rapport passe presque inaperçu et la grande dépression va de nouveau focaliser toute l’attention du gouvernement sur le secteur agricole, déstabilisé par la crise.

13À la fin des années vingt, malgré la volonté d’industrialisation réelle de la part de certains dirigeants égyptiens, le secteur industriel demeure donc fragile. En 1927, l’emploi total manufacturier dans les entreprises de plus de 10 employés est de 95 000 et représente moins de 5 % du produit national brut (Issawi, 1963, p. 44). La structure industrielle est la même qu’avant la Première Guerre mondiale, à savoir que peu de grandes firmes sont performantes (sucre, ciment textile, huile, bière) et que le secteur traditionnel est encore largement dominant, notamment dans la production de soie, de savon, de cigarettes, de chaussures et de cuir. Il faudra attendre les années trente et le retour de l’Égypte à l’autonomie tarifaire et fiscale pour qu’un véritable essor industriel puisse avoir lieu.

Essor de l’industrie locale privée, 1930-1945

14Les années de dépression ne sont pas véritablement vécues comme telles par l’industrie égyptienne. Une série d’événements est en effet bénéfique pour l’essor du secteur industriel et pour la mise en place par l’État d’une véritable stratégie d’industrialisation par substitution aux importations. L’année 1930 est celle de la liberté tarifaire retrouvée, le dernier traité commercial bilatéral liant l’Égypte à un pays européen, l’Italie, prenant fin. Cet événement a un impact majeur sur le processus d’industrialisation. La signature des accords anglo-turcs de 1838 et des séries d’accords commerciaux bilatéraux entre 1884 et 1909 avaient enlevé à l’Égypte son autonomie tarifaire. Le plafond des droits de douanes à l’importation était alors fixé à 8 %, ce qui handicapait lourdement l’essor d’une industrie naissante. En 1930, une réforme tarifaire peut être mise en place, bien que la marge de manœuvre du gouvernement reste limitée du fait de l’importance des revenus tarifaires dans les recettes nationales. La réforme tarifaire, entérinée par la loi 2 du 24 février 1930, est d’autant plus bénéfique pour l’industrie (en alliance avec les grands propriétaires fonciers) que son architecte est I.G. Lévi. La nouvelle structure fiscale est à trois niveaux : des droits de douanes ad valorem réduits pour les biens importés de première nécessité et les matières premières (4 %), de niveau moyen pour les produits semi-finis (6-10 %), et de niveau élevé pour les produits manufacturés (15 %). Certains produits de luxe et les produits normalement soumis à une taxe intérieure (cigarettes, boissons alcoolisées, parfums) se voient attribués un droit de douane encore plus élevé (20-30 %) (Mabro et Radwan, 1976, p. 51). Ces droits de douanes augmentent régulièrement jusqu’à devenir prohibitifs dans les années cinquante. La conséquence directe de cette réforme est l’augmentation de l’indice des prix des importations, de 160 % entre le milieu des années 1930 et 1946, laissant plus de place à l’industrie égyptienne dans l’arène de la compétition intérieure. Les industries du coton, du sucre et des cigarettes reçoivent dans ce contexte une protection plus forte que les autres dans les années trente10. Un autre événement important est le retour à l’autonomie fiscale, par l’abolition des capitulations en 1937, mettant fin aux privilèges des étrangers d’Égypte, véritable provocation pour les Égyptiens de naissance. La conséquence principale de cet événement est moins la réforme de la structure fiscale qui s’ensuit, laquelle ne privilégie pas forcément l’industrie, que le renforcement de la position de la bourgeoisie locale égyptienne, favorable à l’industrie. Enfin, la crise agricole et la dépression européenne affectent gravement le commerce, et l’industrie attire l’attention des capitaux. En outre, la nomination en 1930 d’Ismâcîl Sidqî, ancien président de la Fédération des industries égyptiennes et directeur d’au moins onze compagnies, au poste de Premier ministre est déterminante et induit une plus grande participation de l’État à la promotion industrielle.

15La première conséquence sur l’industrie de cette série d’événements est le déclin de la position européenne au profit des Égyptiens de naissance. En 1938, la valeur des investissements britanniques n’est plus que le quart de son niveau de 1914 (Tignor, 1984, p. 156). Dorénavant, les firmes multinationales étrangères et notamment anglaises, pour pouvoir s’implanter en Égypte, sont presque obligées, dans certains secteurs stratégiques comme le textile, de s’associer à des entreprises égyptiennes (Tignor, 1989). Que le capitalisme anglais ait « perdu la bataille en faveur du capitalisme égyptien » (Tignor, 1984, p. 162) ou qu’il ait choisi délibérément de se retirer de la scène égyptienne, comme le font alors beaucoup de puissances occidentales, est une question controversée. De fait, la présence anglaise recule durant cette période. Par ailleurs, les importations en provenance d’Europe diminuent considérablement. La part des importations de textile dans les importations totales chute de 40 % en 1920 à 16,5 % en 1939. De manière générale, ce sont les importations des biens de consommation qui diminuent le plus, passant de l’indice 100 à 46 entre 1929 et 1939 (Tignor, 1984, p. 124).

16En contrepartie, la part des investissements industriels égyptiens décolle. Alors qu’en 1930 seulement 9 % du capital investi dans des compagnies en Égypte l’étaient dans des firmes industrielles, cette part atteint 17 % avant la Seconde Guerre mondiale. Ce boum d’investissements donne alors un avantage décisif aux grandes entreprises par rapport aux petites, qui jusqu’à la fin des années vingt assurent la plus grande partie de la production industrielle. La Banque Misr joue d’ailleurs véritablement dans les années trente le rôle de banque industrielle, sa requête de 1929 de créer une banque industrielle n’ayant pas été entendue par le gouvernement (il faudra attendre 1949 pour qu’une banque de développement industriel soit créée en Égypte). Cela la mènera d’ailleurs presque à la faillite en 193911. Durant cette période, la Banque Misr vise à consolider la position financière de son plus beau joyau, la Misr Spinning and Weaving Company, en augmentant son capital de 300 000 £E en 1927 à 2 000 000 £E en 1938. Cette même année, cinq nouvelles compagnies Misr sont créées : la Misr Company for Fine Spinning and Weaving (250 000 £E), la Misr Dyeing Company ou Beida (50 000 £E), la Misr Clothing Company (30 000 £E), la Misr Cement Company (6 000 £E) et la Misr Mining Company (40 000 £E). D’autres compagnies Misr seront créées aussi après la guerre, notamment une énorme usine de rayonne (2 000 000 £E) (Tignor, 1984, p. 167, 170). À côté de la Banque Misr, deux autres grands empires industriels égyptiens émergent pendant les années trente, celui de Sayyid Yasin, notamment dans l’industrie du verre, et celui de Ahmad cAbbud, principalement dans l’industrie chimique. Le caractère hautement concentré de l’industrie égyptienne durant cette période est frappant. Les firmes modernes appartiennent aux mêmes groupes et des cartels sont mis en place afin de se partager les marchés. La structure de la production industrielle n’est, par ailleurs, pas très différente de celle des années vingt, dominée par les industries textiles, du sucre et du ciment. L’industrie chimique commence cependant à émerger.

17Le secteur industriel, bien que victime aussi des effets de la grande dépression, se développe donc sensiblement pendant les années trente. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’industrie égyptienne couvre la demande pour les produits suivants : sucre (100 %), alcool (100 %), cigarettes (100 %), sel (100 %), farine (99 %), fil de coton (96 %), chaussures (90 %), ciment (90 %), savon (90 %), meubles (80 %), allumettes (80 %), bière (65 %), huiles végétales (60 %), soude caustique (50 %) et textiles en coton (40 %) (Hansen et Marzouk, 1965, p. 114). Mais le véritable décollage de l’industrie a lieu pendant la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle les entreprises font des profits importants. L’emploi dans l’industrie moderne s’accroît, passant de 155 000 personnes en 1937 à 278 000 personnes en 1946 (Issawi 1963, p. 44). La part du secteur industriel et minier dans le PNB suit la même tendance, partant de 8 % en 1939 et atteignant 12,5 % en 1945 (Issawi, 1963 p. 44 et Mead, 1967, p. 44). Cependant, cette réussite ne s’opère pas sans coût. Le prix à payer pour cette industrialisation rapide est la perte de pouvoir d’achat des populations, notamment des plus pauvres, à travers l’augmentation du prix des importations. On assiste aussi à une paupérisation de la classe ouvrière, qui travaille dans des conditions extrêmement difficiles, sans qu’aucune loi du travail ne les protège en termes de temps de travail et de salaire minimum.

18Il faut donc attendre l’après Première Guerre mondiale pour que soient réunies les conditions politiques et économiques nécessaires à l’essor d’un secteur industriel égyptien moderne. Jusqu’à la fin des années vingt, le projet échoue. Le véritable décollage a lieu au cours des années trente et surtout pendant la Deuxième Guerre mondiale. Toute la période d’industrialisation à partir des années vingt est marquée par un désir de promouvoir l’industrie nationale. Jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les capitalistes égyptiens et étrangers collaborent. L’égyptianisation est réelle, mais progressive. Après 1945, elle va devenir radicale et systématique, ce qui aura des retombées importantes sur la politique industrielle.

Du laissez-faire à la planification, 1947-1960

19La montée des indépendances popularise dans les pays du tiers-monde le modèle de développement autocentré ; l’Égypte ne fait pas exception, faisant entendre sa voix au sein des pays non alignés. Les politiques de développement économiques abandonnent progressivement le laissez-faire pour adopter la planification, voire le monopole d’État dans certains secteurs considérés comme stratégiques. Après la Seconde Guerre mondiale, l’intervention de l’État égyptien dans la sphère économique en général et dans le processus d’industrialisation en particulier va être plus énergique. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’environnement dans lequel évoluent les entreprises industrielles, principalement privées, est celui du laissez-faire, hérité de la période coloniale. Cependant, pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’intervention de l’État s’accentue en imposant des subventions sur les produits de première nécessité, des licences d’importation et un contrôle des changes. Cette intervention accrue perdure après la guerre, renforcée par la montée d’un mouvement nationaliste et anti-sioniste, hostile au pouvoir des capitalistes étrangers et juifs présents dans le pays parfois depuis plusieurs générations, et revendiquant l’égyptianisation de l’économie par la législation. Le régime qui se met en place en 1952 aura moins recours à la législation qu’aux incitations économiques et à l’intervention directe de l’État pour encourager l’égyptianisation de l’économie.

Égyptianisation des entreprises industrielles privées, 1947-1955

20L’année 1947 constitue le point de départ du renforcement du processus d’égyptianisation de l’industrie, en cours depuis les années vingt. À cette date, le gouvernement saadiste12, sous la pression nationaliste, vote une nouvelle loi visant à accroître le contrôle de l’État et le rôle des Égyptiens dans la direction des sociétés anonymes par action (SA). La législation sur les SA est jusque-là très limitée, fondée sur un décret voté par le Conseil des ministres en 1923 et révisé en 1927, stipulant notamment qu’au moins deux des administrateurs doivent être égyptiens, que le quart des parts nouvellement émises doivent l’être sur le marché financier égyptien, dont 20 % réservés à des souscripteurs égyptiens, et qu’enfin 50 % des employés et 90 % des ouvriers doivent être égyptiens (Alleaume, 1997).

21La loi de 1947, qui suscite de vives oppositions, va beaucoup plus loin et devient un instrument puissant de promotion de la bourgeoisie égyptienne. La nouvelle loi exige, en effet, que soient égyptiens 40 % des membres du conseil d’administration, 51 % des actions nouvellement émises, 75 % des employés de bureau, devant recevoir 65 % des salaires destinés à cette catégorie et 90 % des ouvriers, devant recevoir 80 % des appointements destinés à cette catégorie. Cette loi vise aussi à bien distinguer le secteur privé du secteur public, en empêchant les représentants du gouvernement de siéger au conseil d’administration des SA dans lesquelles elle n’a pas de participation. Enfin, le cumul des fonctions est limité, une même personne ne pouvant siéger dans plus de dix conseils d’administration ni être président ou administrateur délégué de plus de deux sociétés. Trois années sont données aux 240 SA concernées pour appliquer cette loi, sous la surveillance de l’Office des sociétés, nouvellement créé dans ce but. Or, dans les faits, il faudra, dans bien des cas, attendre plus de dix années, jusqu’aux nationalisations de 1956, pour que la mise en conformité s’effectue (Alleaume, 1997). Les conséquences de cette nouvelle loi sont en fait moins économiques que politiques, puisque, comme le souligne Ghislaine Alleaume, les SA ne représentent en 1937 que 2,7 % des diverses formes juridiques d’association et qu’en leur sein seulement, en moyenne, 6 % du personnel est étranger. Cependant, ces entreprises sont très fortement capitalisées et le personnel étranger se trouve à des postes clefs. Par ailleurs, les plus vives critiques des nationalistes s’adressent aux puissantes firmes concessionnaires étrangères, symbole de l’impérialisme, bénéficiant de nombreux privilèges économiques (Tignor, 1984, p. 181). Cette loi, dans l’immédiat contexte de l’après-guerre, a donc valeur de symbole politique, marquant un tournant dans le rapport aux puissances occidentales. En 1948, 39 % du capital investi dans les SA sont détenus par des Égyptiens de naissance (Tignor, 1984, p. 194).

22Un autre tournant s’opère, à partir de 1952, avec l’arrivée au pouvoir des Officiers libres puis de Nâsir [Nasser] en 1954. Le nouveau régime n’est pas favorable à l’égyptianisation juridique de l’économie, et son attitude par rapport aux capitaux étrangers étant d’ailleurs plutôt libérale. Un certain nombre de lois sont votées, (loi 156 de 1953 ; lois 26 et 475 de 1954), encourageant l’investissement étranger. Le capital étranger est de nouveau autorisé à détenir la majorité des parts dans les sociétés, le plafond du capital devant être égyptien retombant à 49 %. D’autre part, ces lois facilitent considérablement le rapatriement des profits à l’étranger (Issawi, 1963, p. 53).

23Le gouvernement encourage tout de même les investissements nationaux dans l’industrie. En 1949, la banque industrielle depuis si longtemps demandée est créée. Par ailleurs, plusieurs modifications tarifaires sont effectuées, augmentant les taxes sur les biens manufacturés par les grandes firmes (textile, cigarettes, chimie, métaux de base)13 et les diminuant considérablement sur les matières premières et les biens d’équipement. En outre, à partir de 1952, les licences d’importation sont réintroduites, outil bien plus puissant que les droits de douanes pour limiter les importations, ce qui mènera d’ailleurs au développement ultérieur d’un marché de contrebande. Enfin, à partir de 1953, la loi 430 de 1953 exonère de taxe sur les profits, pendant sept ans, toute nouvelle société promouvant le développement économique et, pendant cinq ans, les sociétés existantes augmentant leur capital.

24Parallèlement, le gouvernement s’implique plus fortement dans la définition de l’organisation industrielle. Il rend l’adhésion à une chambre industrielle obligatoire pour les entreprises d’un capital social de plus de 10 000 £E ; il s’octroie le droit de désigner au moins deux directeurs dans les sociétés où les profits sont garantis. Il crée en 1953 le Conseil permanent pour le développement de la production nationale, chargé de « faire du secteur manufacturier le secteur le plus important de l’économie » (Mabro et Radwan, 1976, p. 65). Le premier jalon de la planification est ainsi posé.

25Quelles sont les performances du secteur industriel durant cette période ? En matière d’investissement privé, les encouragements portent leurs fruits puisque, entre 1946 et 1954, les deux tiers des investissements réalisés par les sociétés le sont par des sociétés industrielles. L’investissement industriel public augmente aussi par l’intermédiaire du Conseil permanent pour le développement de la production. L’État établit l’industrie sidérurgique d’Hélwan, en 1954, et prend des participations dans une société produisant des wagons. Le Conseil encourage par ailleurs l’édification d’une usine d’engrais à Kima près d’Assouan et d’une usine de papier à Rakta près d’Alexandrie. L’indice du stock de capital14 (100 en 1939) augmente ainsi de 95 en 1945 à 251 en 1954, ce qui signifie que le stock a plus que doublé en moins de dix années (Mead, 1967, p. 113). La position des grandes firmes et des monopoles se renforce au sein la structure industrielle, au détriment des petites et moyennes entreprises, qui, jusqu’aux vagues de nationalisations, demeurent cependant très actives dans les secteurs de la confection, du bois et des produits métalliques. La structure de la production, quant à elle, n’évolue guère, l’Égypte restant spécialisée dans la production de biens de consommation et très peu dans la production de biens durables et de biens d’équipement.

26Le taux de croissance du secteur industriel est remarquable sur la période, de l’ordre de 7 % par an, supérieur au taux de croissance annuel moyen du produit national brut qui est de 3,4 % (Mead, 1967, p. 44-45). L’indice de la production manufacturière (100 en 1953) augmente ainsi de 78 en 1947 à 117 en 1955, avec une phase de croissance très forte entre 1947 et 1949 et un ralentissement entre 1950 et 1954, récession faisant suite à la guerre de Corée. Le secteur industriel représente en 1955 15 % du produit national brut (Mead, p. 287) et presque 10 % de la population active. Deux secteurs contribuent pour plus de 55 % à la croissance manufacturière : l’agroalimentaire et le filage-tissage. Le résidu de croissance provient du secteur des matériaux de construction. La structure de l’industrie manufacturière égyptienne est alors conforme à celle des autres pays en développement (Mead, 1967, p. 100).

27Le point marquant de cette période par rapport à l’avant-Seconde Guerre mondiale est l’augmentation concomitante de la production nationale et des importations, rendant moins visible la stratégie de substitution aux importations. La demande intérieure de biens de consommation augmente considérablement et l’appareil productif ne peut y faire face, la guerre ayant limité la possibilité d’importer les biens d’équipement. Le contrôle des changes limite aussi les importations, handicapant souvent l’expansion industrielle, comme entre 1950 et 1953. L’augmentation des importations va devenir indispensable à l’industrie égyptienne, l’industrialisation s’accompagnant alors d’un déficit commercial croissant.

28Le secteur manufacturier est le secteur productif le plus efficient sur la période, dégageant la plus forte valeur ajoutée par travailleur. Les industries les plus efficaces, « qui auraient pu se passer de protection », sont aussi les plus anciennes, telles celles du textile, du savon, de l’huile végétale, du cuir, des cigarettes, des engrais, du ciment et certaines industries agroalimentaires. Cette compétitivité se traduit par l’augmentation des exportations de ces produits, favorisée en outre par les faibles coûts salariaux et par la dépréciation de la livre égyptienne à partir de 1952. Les industries nouvelles, comme le pneu et l’électroménager, et d’autres nouveaux biens de consommation ont des coûts supérieurs et une qualité inférieure aux standards internationaux (Nations unies, selon Mead, 1967, p. 105).

29Enfin, durant cette période, les salaires réels industriels augmentent considérablement, passant de l’indice 380 en 1945 (indice 100 en 1939) à 680 en 1954, étant alors trois fois supérieurs à ceux prévalant dans le secteur agricole (Mead, p. 116). Cette augmentation si rapide des salaires s’explique en partie par l’augmentation de la productivité du travail dans l’industrie, de plus de 40 % entre 1947 et 1954, due elle-même à l’investissement massif durant cette période. Cette augmentation est aussi due pour sa plus grande part à l’augmentation des salaires dans le secteur textile entre 1950 et 1954, en partie pour attirer des travailleurs plus qualifiés, en partie pour limiter le turnover des ouvriers, chronique dans ce secteur. Il est important de souligner que les salaires n’augmentent pas plus vite que la productivité, préservant ainsi la compétitivité-prix de l’industrie égyptienne. Les profits nets sont, quant à eux, comme dans la période précédente, plutôt affectés aux dividendes qu’aux investissements. Une des raisons expliquant ce comportement des industriels est la peur croissante des nationalisations, qui fait craindre de perdre ainsi l’argent investi. Cette énorme source de revenus distribués en dividendes, non épargnés, sera d’ailleurs une des motivations du gouvernement pour nationaliser les sociétés industrielles à partir de 1956 et augmenter ainsi l’épargne nationale (Mead, 1967, p. 127).

Planification croissante de la production industrielle, 1956-1960

30Si jusqu’en 1955, le nouveau régime ne change pas radicalement la politique industrielle prévalant sous la monarchie, il en est tout autrement après 1956. Cette année-là, en effet, intervient une crise majeure entre l’Égypte et le bloc occidental, crise en partie liée au refus des États-Unis de financer le haut barrage d’Assouan. Une des conséquences qu’entraîne ce refus est la nationalisation de la principale société concessionnaire anglo-française : la Société du Canal de Suez, emblème de l’impérialisme occidental sur son territoire. L’Égypte, à partir de ce moment-là, affiche clairement son hostilité vis-à-vis des anciennes puissances coloniales et se rapproche du bloc soviétique. Sur le plan économique, cette crise, et l’attaque anglo-franco-israélienne qui s’ensuit, donne l’occasion au régime militaire de séquestrer les biens français, britanniques et juifs et d’expulser d’Égypte leurs propriétaires. Quatre ans plus tard, en 1960, la crise du Congo et l’assassinat de Patrice Lumumba donnent l’occasion à l’Égypte de nationaliser les biens belges, importants dans l’économie égyptienne. L’État égyptien s’approprie alors les plus grandes banques et sociétés d’assurances ainsi que quelques grandes sociétés industrielles étrangères.

31La présence de l’État dans la sphère économique et industrielle (considérée comme une priorité) se fait plus grande. Sur le plan industriel, la stratégie adoptée pendant cette période est de renforcer l’aide (sous forme de subventions, d’exemption de taxes, de protection tarifaire et de quotas) et le contrôle de l’État, à travers différentes lois sur les affaires privées. Certaines lois, applicables à l’ensemble de l’économie, ont des retombées sur le secteur industriel. Ce sont notamment les lois réglementant la durée du temps de travail (loi 91 de 1959), limitée à 48 heures par semaine, et réglementant l’appartenance des salariés aux assurances sociales (loi 92 de 1959). Ces lois tant attendues par la population viennent tempérer les effets du capitalisme sauvage prévalant depuis le début de l’industrialisation. D’autres mesures sociales plus poussées interviendront au moment des nationalisations.

32D’autres séries de lois concernent l’égyptianisation des sociétés privées. La loi sur les sociétés de 1947 est alors amendée, pour devenir plus radicale. Concernant spécifiquement l’industrie, la loi 114 de 1958 stipule alors que la majorité des administrateurs des sociétés, limités à sept, doit être égyptienne (au lieu de 40 % dans la loi de 47) ; que les directeurs de société doivent se concentrer sur une seule activité et non plus être à la tête de plusieurs entreprises ; que le revenu maximum d’un directeur est limité à 2 500 £E. L’amendement de la loi sur les sociétés de 1954 est la loi 7 de 1959. Cette loi impose aux sociétés de réserver 5 % de leurs profits nets à l’achat de bons gouvernementaux et de distribuer aux actionnaires un bénéfice au moins égal à 5 % du capital. Cependant, les bénéfices à distribuer dans le futur ne pourront excéder de plus de 20 % le niveau de ceux distribués en 1958. D’autre part, la loi 115 de 1958 impose l’arabe comme langue de travail des sociétés. La loi 21 de la même année rend nécessaire l’accord du gouvernement pour l’établissement, l’extension, le déménagement ou la modification de la production d’une firme industrielle. En outre, les sociétés produisant des biens de première nécessité ou ayant un monopole se voient interdire d’arrêter ou de diminuer leur production en dessous d’un certain seuil sans accord préalable. Enfin, les premières mesures de transfert de propriété du secteur privé égyptien à l’État ont lieu à partir de 1957, avec la nationalisation de la Cairo Water Company, puis, en 1960, de la Banque nationale d’Égypte et de la Banque Misr, en application de la loi 40 de la même année. Ces premières nationalisations ne sont que les prémices de la grande vague qui déferlera l’année suivante.

33Durant la période 1956-1960, l’étau se resserre considérablement autour des entreprises privées, qui perdent progressivement leur autonomie décisionnelle. L’économie devient de plus en plus dirigée par l’État. La preuve en est la part du revenu national consommé par l’État, passant de moins de 20 % au début des années 50 à environ 50 % en 1960 (Issawi, 1953, p. 46). En 1957, le ministère de l’Industrie est créé et le Conseil permanent pour le développement de la production nationale est transformé pour former deux nouvelles institutions : le Conseil économique et le Comité national de planification. Le Conseil économique est chargé en particulier de gérer les biens séquestrés et de participer à l’établissement de nouvelles compagnies et de diverses organisations. Le Comité national de planification est chargé d’établir le premier plan industriel. Ce plan prévoit un investissement total de 277 millions de £E sur la période 1957-1961 (soit un doublement du niveau d’investissement brut prévalant jusqu’alors), la création de 70 000 emplois et une augmentation de 202 millions de £E de la production brute. Le plan industriel est interrompu par le premier plan quinquennal 1960-1965. Environ 120 millions de £E sont investis dans l’industrie manufacturière, dont 40 % par l’État, notamment dans les secteurs de la chimie et du textile (Mabro et Radwan, 1976, p. 68). Cependant, même si le rôle de l’État s’accroît considérablement durant cette période, la plus grande partie des firmes industrielles reste privée, jusqu’en 1960, et largement financée sur capitaux propres ou par émission d’actions. Les crédits bancaires sont relativement peu utilisés, bien que l’État accorde des prêts concessionnels aux activités industrielles.

34L’industrie égyptienne continue d’être concentrée dans quelques villes : Le Caire, Alexandrie, Mahalla al-Kubrâ, Suez et quelques autres villes du Delta. La Haute Égypte recueille moins de 5 % de l’emploi industriel en 1958. La structure industrielle reste dominée par les grandes entreprises. En 1952, la taille moyenne d’un établissement de plus de 10 employés est de 79 personnes. Elle est de 97 personnes en 1960 (Issawi, 1963, p. 174). En outre, les établissements de plus de 500 employés rassemblent 49 % de l’emploi industriel total et fournissent 51 % de la valeur ajoutée industrielle totale. En conséquence, la capitalisation de l’industrie égyptienne augmente de plus de 70 % entre 1947 et 1960, l’indice d’intensité capitalistique15 (100 en 1937) passant alors de 76 en 1947 à 169 en 1960 (Hansen et Marzouk, 1965, p. 131). La concentration industrielle est une des caractéristiques de l’Égypte. Cette spécificité peut s’expliquer surtout par l’étroitesse du marché égyptien et le partage de ce marché entre quelques hommes. La politique d’investissement du gouvernement viendra encore renforcer ce trait par la suite. Quant à la structure de la production, jusqu’au début des années soixante, l’industrie est toujours dominée par les biens de consommation, qui représentent encore environ les deux tiers de la production totale. Le textile demeure la principale activité, non plus avec le filage-tissage mais avec l’habillement (43 % de la valeur ajoutée manufacturière totale), suivi de l’agroalimentaire (18 %) et de l’industrie chimique non pétrolière (11 %) (Issawi, 1963, tableau 23).

35Les performances de l’industrie sur la période 1956-1960 sont là encore remarquables, la production croissant au taux annuel de 10 %. L’indice de la production industrielle base 100 en 1953 atteint 162 en 1960. Le secteur industriel en 1960 représente près de 20 % du produit national brut, 30 % de l’investissement brut total, et 10 % de la population active (Mead, 1967, p. 287, 304). L’emploi industriel n’augmente pas proportionnellement à la production, suggérant une augmentation de la productivité. Les salaires nominaux augmentent également dans l’industrie manufacturière, de 12 % entre 1955 et 1960, soit presque deux fois plus que le coût de la vie, qui n’augmente que de 7 % sur la même période (Mead, 1967 p. 401)16. Cette hausse de salaires reflète en partie l’augmentation de la productivité du travail, qui augmente de 7 % par an entre 1947 et 1958, mais qui chute à 2 % par an entre 1958 et 1960 (Issawi, 1963, p. 181)17,18. Durant cette période également, l’augmentation des salaires n’a pas grevé la compétitivité-prix de l’industrie égyptienne (Hansen et Marzouk, 1965, p. 159). Cependant, même si le taux de croissance de la productivité est rapide, au point de faire baisser le coût unitaire salarial (Hansen et Marzouk, 1965, p. 158), le niveau de la productivité, comparé à des pays comme la Turquie, Israël ou d’autres pays développés, reste très faible. Dans ce contexte, malgré des salaires très bas, l’industrie n’est globalement pas compétitive internationalement, justifiant ainsi la protection douanière (Issawi, 1963, p. 180). Il est d’autre part intéressant de souligner que le ratio global valeur ajoutée sur production totale est alors très faible en Égypte et qu’il a tendance à fluctuer, voire à diminuer entre 1955 et 1960, passant de 0,35 en 1956 à 0,29 en 1960 (contre 0,32 en 1947) (Issawi, p. 183). La faiblesse de cet indicateur traduit le fait qu’en 1960, l’industrie égyptienne est toujours spécialisée dans des produits demandant peu d’élaboration technique et beaucoup de matières premières. Par ailleurs, l’industrie égyptienne est encore, somme toute, faiblement capitalisée, ce qui a un impact sur les performances des facteurs de production et donc sur leur rémunération. La spécialisation de l’industrie égyptienne dans les produits de consommation à faible valeur ajoutée est le résultat de la stratégie de substitution aux importations. La forte croissance de l’industrie égyptienne, surtout après 1952, est due à l’extension des débouchés des entreprises sur le marché intérieur. À terme, l’industrie devra nécessairement changer de stade de spécialisation pour continuer à croître. La prise de contrôle de l’industrie par l’État à partir de 1961 va aller dans ce sens.

L’industrie, production d’État, 1961-1973

36Si du lendemain de la Seconde Guerre mondiale jusqu’en 1960, l’industrie s’égyptianise progressivement et connaît une intervention croissante de l’État, elle appartient cependant toujours à la sphère « privée ». À partir de 1961, la situation change radicalement, puisque l’État nationalise la plus grande partie du système d’échange et de production de l’économie pour se tourner vers ce qui va être appelé, dans la Charte de 1962, le « nationalisme arabe ». À partir de 1961, la politique d’étatisation se durcit et l’Égypte entre véritablement dans une phase de développement suivant le modèle socialiste. En juillet 1961, par une série de lois et de décrets présidentiels, la moitié de l’industrie nationale, la totalité des activités bancaires et d’assurances ainsi que le commerce du coton et plusieurs compagnies de construction, de transport et de commerce sont nationalisées.

La nationalisation de l’industrie égyptienne

37Différentes lois sont adoptées en 1961 régulant principalement la propriété des actifs et les conditions de travail dans les sociétés. Les nationalisations sont en effet motivées par deux raisons principales. La première est la mobilisation de l’épargne nationale, à travers l’appropriation par l’État des bénéfices des entreprises privées, en vue de réaliser des investissements jugés prioritaires. La seconde est la meilleure répartition des richesses créées par l’industrie entre le travail et le capital.

38Le premier objectif mène à la nationalisation de près de la moitié de l’industrie égyptienne et de la quasi-totalité de l’industrie manufacturière à travers les lois 117, 118 et 119 promulguées entre le 19 et le 20 juillet 1961. La loi 117 nationalise toutes les compagnies bancaires et d’assurances, ainsi que 42 grandes firmes industrielles, commerciales, financières, de transport et de bonification des terres. La loi 118 impose la nationalisation partielle de 82 compagnies en Égypte, lesquelles doivent être transformées en sociétés anonymes arabes (i.e. appartenant à la République arabe d’Égypte), dont la moitié des parts doit être détenue par une administration. Mais, dès 1963, ces firmes deviennent entièrement publiques. La loi 119 interdit à toute personne ou entité morale de posséder des actions d’une valeur supérieure à 10 000 £E, ceci pour 148 sociétés. Ces trois lois ouvrent un droit à des compensations sous forme de bons du gouvernement négociables, d’une maturité de quinze ans, bénéficiant d’un taux d’intérêt de 4 % et acquittable sous dix ans. D’autres lois et décrets nationalisent le commerce de coton (loi 120), les agences commerciales (loi 107), les importations (loi 108), les travaux publics (décret présidentiel 1203). Ces mesures entraînent une véritable révolution dans la structure économique et hiérarchique égyptienne, éliminant toute bourgeoisie industrielle, commerciale, financière et foncière, qu’elle soit égyptienne ou étrangère. En outre, la loi 134 du 27 juillet 1961 autorise le ministère de l’Industrie à déterminer le volume de la production des établissements industriels ainsi que le nombre de rotations de leurs équipes de travail.

39La volonté de mieux répartir la richesse motive l’adoption d’une série de lois sociales plus poussées qu’auparavant, protégeant mieux les travailleurs, somme toute toujours très démunis. Les 19 et 20 juillet 1961, cinq mesures sociales très importantes sont prises. La loi 111 stipule qu’après certaines déductions obligatoires effectuées, 25 % des profits d’une société doivent être distribués aux employés : 10 % directement, 5 % à travers des avantages sociaux et de logement, et les 10 % restant à la caisse sociale générale (sorte de caisse de péréquation). Cette loi vise clairement à faire augmenter la part des richesses revenant aux salariés. Comme il a déjà été mentionné, la part des salaires dans la valeur ajoutée est extrêmement faible en 1960, de l’ordre de 30 %. La loi 113 interdit à tout employé, salarié ou directeur, de gagner plus de 5 000 £E par an. La loi 114 stipule que parmi les sept membres du conseil d’administration, un doit être un représentant des employés et un autre des ouvriers. La loi 125 interdit le cumul de plusieurs mandats à un poste gouvernemental ou à un poste d’employé dans une société. La loi 133 fixe le nombre d’heures travaillées hebdomadaires à 42 dans les établissements industriels sans perte de salaire. Cette dernière mesure est supposée créer 29 000 emplois, soit 4 % de l’emploi industriel total (Hansen et Marzouk, 1965, p. 135). En conséquence, les salaires monétaires moyens des ouvriers dans le secteur manufacturier augmentent de 32 % entre janvier 1962 et janvier 1964, soit plus qu’ils ne l’ont fait en dix ans (Mabro et Radwan, 1976, p. 135), mais il n’en reste pas moins qu’ils demeurent très faibles, à 25 piastres par jour. Le gouvernement s’engage aussi à recruter tous les jeunes diplômés sortant du lycée ou de l’université dans l’administration ou le secteur public. La première mesure est prise en 1962 (décret présidentiel 425). Il s’agit de la création d’un certain nombre de postes dans les différentes administrations de l’État, destinés aux diplômés des facultés théoriques, techniques et d’al-Azhar se trouvant sans emploi ou à des postes d’un grade inférieur à celui auquel ils peuvent prétendre. En 1963, la loi 156 étend cette mesure aux diplômés des instituts supérieurs théoriques. En 1966, la loi 26 étend ce système aux diplômés du secondaire technique. Ce système sera rendu permanent en 1973 par la loi 85.

40À la suite des lois de juillet 1961, le gouvernement prend donc le contrôle de la plus grande partie de l’industrie manufacturière (95 % selon Issawi, 1963, p. 63). L’organisation de la production s’en voit totalement chamboulée, les lois du marché devenant caduques. De multiples institutions étatiques voient par ailleurs le jour afin de gérer les nouvelles entreprises publiques et de programmer les plans quinquennaux, le premier d’entre eux couvrant la période 1960-1965. Trois organismes contrôlent la plus grande partie de l’activité économique égyptienne à la fin de l’année 1961 : l’Organisation Misr (contrôle de toutes les anciennes compagnies Misr), l’Organisation al-Nasr (contrôle de vingt-quatre compagnies) et l’Organisation pour le développement économique déjà citée. Tous ces organismes sont chapeautés par le Conseil suprême des organisations publiques, présidé par le raïs et ayant pour membres le vice-président et différents ministres. Ses fonctions sont de définir les objectifs de production des différentes organisations, d’approuver leur budget, de coordonner leur activité et de superviser la mise en application de leurs programmes. À partir de 1961, 438 compagnies sont sous la coupe de 39 organisations ayant elles-mêmes à leur tête 13 ministères différents. Mais en dernier ressors, c’est le Haut Conseil de la planification qui décide des objectifs que chaque organisation puis chaque entreprise publique devra exécuter.

41La rigueur des premières années suivant les nationalisations s’estompe cependant au fil du temps sur certains points. Les entreprises publiques sont autorisées à importer directement des matières premières, en obtenant cependant l’autorisation des organisations dont elles dépendent. Après la guerre arabo-israélienne de 1967, d’autres signes timides de libéralisation se manifestent en matière de commerce extérieur et d’investissement. En 1971, le gouvernement exprime son désir d’accueillir les capitaux étrangers arabes et occidentaux en vue de rééquilibrer la balance des paiements. En 1971, la première loi sur les investissements étrangers est ainsi promulguée, accordant des facilités fiscales, promettant la non-nationalisation des capitaux étrangers et créant des zones franches. La même année, une banque extérieure pour le commerce et le développement, chargée de gérer les capitaux étrangers, est créée et le marché bancaire est libéralisé en ce qui concerne les dépôts privés. En 1973, le marché parallèle des changes est reconnu et institutionnalisé et les procédures concernant les licences d’importation sont simplifiées.

42Il n’en reste pas moins que, sur toute la période 1961-1973, l’État joue un rôle central dans l’économie égyptienne, réalisant plus de 90 % des investissements totaux, dégageant 75 % de la valeur ajoutée manufacturière et employant plus de 60 % de la population active non agricole (Mabro et Radwan, 1976, p. 40). À travers le contrôle de l’économie, le gouvernement égyptien veut ainsi promouvoir une croissance équilibrée et équitable. Le secteur industriel doit jouer dans ce cadre un rôle prépondérant. Il reste maintenant à savoir si les performances industrielles sont à la hauteur des moyens mis en œuvre.

L’organisation et les performances de l’industrie d’État

43Avant d’aborder les performances de l’industrie durant cette période, il est important de mentionner quelles sont les conséquences de l’étatisation sur l’organisation et le fonctionnement du secteur manufacturier, facteurs déterminants pour les performances. La principale conséquence des nationalisations sur l’industrie est la perte d’autonomie des entreprises publiques concernant des choix majeurs : la nature et le niveau de leurs investissements et de leur production, les marges de profit et donc les prix, les coûts du travail et du capital. Dans le nouveau système, l’entreprise a trois niveaux décisionnels au-dessus d’elle. Elle est sous la coupe de l’organisation dont elle dépend, elle-même sous la tutelle du ministère de l’Industrie, placé, quant à lui, sous l’autorité du Haut Conseil de la planification. Les différentes organisations attachées au ministère de l’Industrie sont les suivantes : l’Organisation égyptienne générale pour la métallurgie, pour l’agroalimentaire, pour le filage et le tissage, pour les industries chimiques, pour les matériaux de construction et la céramique, pour l’industrie métallique, pour l’engineering, pour le pétrole, pour les coopératives et pour les petites industries. Chaque organisation a son propre budget, qui s’inscrit dans le budget de l’État. Tout investissement est donc impossible à réaliser pour une entreprise sans l’approbation en définitive du ministère du Plan (dont relève le Haut Conseil de la planification), qui fixe les priorités en matière d’activité à promouvoir.

44Il en va de même en ce qui concerne la fixation des prix. Après 1961, pratiquement tous les prix manufacturiers sont administrés. Le critère retenu pour la fixation d’un prix est le coût de production majoré par une marge de profit jugée « équitable ». L’idée est de mieux répartir la richesse entre le producteur et le consommateur. Or, le prix est le principal régulateur de l’offre et de la demande et ce système mène à plusieurs travers : baisse de la qualité des produits afin de diminuer le coût de production et d’augmenter proportionnellement la marge, déséquilibre entre offre et demande et pénurie de certaines marchandises. En outre, ce système de tarification n’est pas le meilleur en termes de redistribution, le consommateur n’étant pas mis à l’abri de prix élevés résultant de la non-efficience de certaines firmes protégées de la concurrence internationale et se trouvant ainsi en position de quasi-monopole. Il est très difficile de remplacer le marché en ce qui concerne les prix. Ce système de fixation des prix, en outre très mal coordonné, perturbe totalement l’allocation efficace des ressources (Mabro et Radwan, 1976, p. 72).

45Enfin, en plus d’être contraintes sur leurs investissements, le niveau de leur production et leurs prix de vente, les entreprises le sont aussi sur la quantité et le prix de leurs intrants. En effet, le commerce n’est pas libre, même en ce qui concerne les biens d’équipement durable. La limitation des importations de produits finis en vue de protéger l’industrie naissante s’est, au fil du temps, étendue aux biens intermédiaires et d’équipement, ceci pour limiter le déficit commercial de plus en plus important. Outre les tarifs douaniers, le système de licences d’importation réintroduit en 1952 est systématisé. Une entreprise doit demander l’autorisation d’importer à son organisation de tutelle (avant 1964) ou dépend des quotas qui lui sont alloués par le ministère de l’Industrie (après 1964). Ceci mène également à des pénuries et à des dysfonctionnements dans le système de production. Le coût du capital s’en voit augmenté d’autant. De même, les entreprises ne sont pas libres dans leur politique d’embauche et dans la fixation des salaires. Cela crée souvent des problèmes d’incitation, la pléthore de travailleurs interdisant de donner des salaires d’incitation appropriés.

46Toutes ces contraintes pèsent considérablement sur la cohérence du système de fonctionnement de l’industrie, d’une manière qui deviendra intenable et mènera à une politique se disant plus libérale au début des années 1970. À court terme cependant, les performances de l’industrie manufacturière ne sont guère affectées par ces facteurs endogènes. Les performances de l’industrie sur la période 1961-1973 s’inscrivent, en effet, dans celle de l’économie dans son ensemble. La période peut se diviser en deux. Le taux de croissance réel de l’économie est très fort sur la période allant jusqu’en 1965, de l’ordre de 6,5 % par an, pour ralentir ensuite, tombant à 3,5 % par an entre 1966 et 1973, avec une année de récession pendant la guerre de 1967. Sur la période entière, le secteur industriel croît plus vite que le PIB, en moyenne de 6 % par an, au même taux que le secteur des services, mais il enregistre les mêmes fluctuations de croissance que l’économie dans son ensemble. Cette synchronie dans les rythmes de croissance ne veut pas dire que le secteur industriel est le secteur moteur de l’économie, étant donné les faibles effets d’entraînement existant entre le secteur industriel et le reste de l’économie (Mabro et Radwan, 1976, p. 45), mais plutôt que ce secteur répond aux mêmes facteurs conjoncturels exogènes que l’économie dans son ensemble.

47La forte croissance industrielle sur la période 1961-1973 s’explique en partie par les investissements massifs effectués dans ce secteur, qui reçoit de loin la plus grande part des investissements, environ 25 % en moyenne avant 1967 et environ 30 % après, conséquence de l’exploration de champs pétrolifères. Malheureusement, le taux d’épargne ne suit pas la même évolution, stagnant aux environ de 12 % du PIB, et le bouclage de la demande se fait par les importations. Le déficit de la balance des paiements augmente énormément. En 1965, la part des importations nettes dans le PIB est de 7 %. À partir de 1965, le gouvernement s’efforce de couper la demande afin de diminuer le déficit commercial, ce qui handicape le secteur industriel. Le taux d’investissement qui culmine à 20 % du PIB en 1965 tombe à 12 % en 1969 et le déficit retombe à 1 % du PIB. Mais les équilibres économiques sont précaires, le meilleur exemple étant la diminution du taux d’épargne, qui atteint 6 % en 1973, finançant de moins en moins les nouveaux investissements et déstabilisant de nouveau la balance des paiements. En 1973, la situation deviendra intenable et le système économique commencera à se réformer comme nous le verrons dans la troisième section.

48Malgré le fort taux d’investissement et le doublement du nombre d’employés entre 1960 et 1973 dans l’industrie égyptienne (arrivant à presque 700 000 en 1973), la part de l’industrie dans le PIB stagne, restant aux environs de 20 % entre 1960 et 1973. La croissance du secteur industriel durant cette période n’est donc pas très efficace. Il a déjà été souligné que l’emploi garanti dans le secteur public, a pu être un handicap à l’efficacité de la production (sureffectif). Concernant l’investissement, des surcapacités de production commencent à apparaître dans certains secteurs dès le milieu des années soixante. En conséquence, le taux de croissance de la productivité du travail est négatif sur la période, surtout après 1964 : – 4 % par an en moyenne sur la période 1964-1970 (Mabro et Radwan, 1976, p. 147). Par ailleurs, la productivité du capital stagne (Mabro et Radwan, 1976, p. 166). Finalement, sur la période 1964-1970, la productivité totale des facteurs diminue de 2 % par an en moyenne (Mabro et Radwan, 1976, p. 183).

49La structure industrielle évolue peu durant la période considérée. Les grands établissements réalisent plus de 90 % de la valeur ajoutée en 1967 et emploient 80 % de la main-d’œuvre industrielle. La valeur ajoutée par travailleur y est d’ailleurs deux fois plus élevée que dans les petits établissements. Il faut rappeler que les investissements publics vont prioritairement à ces établissements. De même, la production industrielle reste très concentrée sur les régions du Caire, d’Alexandrie et de la zone du canal de Suez, ces régions rassemblant en 1967 66 % de la valeur ajoutée et 69 % de la main-d’œuvre. Cependant, par rapport au début des années cinquante, cette concentration est en baisse, notamment au profit de la région d’Assouan, où des ressources minérales sont découvertes et où des centrales électriques sont installées. Mais globalement, les inégalités régionales persistent encore durant cette période. En ce qui concerne les entreprises privées, autant dire qu’après les nationalisations elles sont cantonnées. En règle générale, le secteur privé reste très présent dans le secteur des petites entreprises et dans les activités délaissées par le secteur public, tels le bois, le cuir et l’imprimerie. Cependant, le secteur privé est sur la période un employeur non négligeable, employant 47 % de la main-d’œuvre industrielle totale et 21 % de la main-d’œuvre appartenant aux établissements de plus de 10 employés (Mabro et Radwan, 1976, p. 98). Enfin, il est important de souligner que durant cette période aussi menaçante pour lui, le secteur privé maintient sa part dans la production industrielle nationale. C’est aussi ce secteur qui est le plus réceptif aux mesures de libéralisation et d’encouragement aux exportations de 1967.

50La structure de la production évolue légèrement au cours des années soixante. La part des biens de consommation diminue sensiblement, hormis le textile qui dégage encore en 1967 la plus grande part de la valeur ajoutée (38 %), au profit des biens de consommation durable et, parmi eux, surtout les véhicules de transport. En 1967, la part des biens de consommation dans la production manufacturière est de 56 % (contre 60 % en 1960), celle des biens intermédiaires de 33 % (stable depuis 1960) et celle des biens de consommation durable de 6,5 % (contre 3 % en 1960) (Mabro et Radwan, 1976, p. 104). La baisse de la part des biens de consommation est surtout due au recul du secteur de l’agroalimentaire. Parmi les biens intermédiaires, le secteur de la chimie est le plus important en termes de valeur ajoutée (13 %) et d’emplois manufacturiers (8 %). La progression du secteur des biens intermédiaires est décevante si l’on prend pour critère le montant des investissements réalisés dans ce secteur (46 % des investissements totaux entre 1957 et 1965). Ceci s’explique par l’apparition de surcapacité de production à partir du milieu des années soixante. Enfin, comme nous l’avons déjà noté, le secteur des biens de consommation durable est surtout dominé par la production d’automobiles et non par celle des biens d’équipement, qui restent toujours majoritairement importés.

51Finalement, durant cette période, la structure des exportations se modifie considérablement au profit des exportations industrielles. Les performances extérieures de l’industrie manufacturière égyptienne paraissent assez remarquables. Le taux de croissance annuel moyen des exportations manufacturières est de 13 % entre 1952/3 et 1970 contre 3 % pour l’ensemble des exportations. La part des exportations manufacturière dans les exportations totales passe ainsi de 6 % en 1952 à 20 % en 1961 puis à plus de 30 % en 1973 (Mabro et Radwan, 1976, p. 218). Les exportations égyptiennes se diversifient donc fortement au profit des biens industriels, sans que ces dernières détrônent cependant les exportations agricoles de leur rôle de leader. Mais cette diversification a aussi ses limites quand on sait que les exportations de produits textiles dominent progressivement les exportations, passant de 10 % à 20 % des exportations totales entre 1960 et 1973 et représentant alors 60 % des exportations manufacturières. La part des exportations de produits chimiques augmente aussi fortement, de 2 % des exportations manufacturières en 1961 à 10 % en 1970. En revanche, la part des exportations de produits agroalimentaires décline de 17 % à 6 % durant la même période. Il en est de même de la part des exportations de produits minéraux (verre, céramique), chutant de 9 points pendant la période, pour atteindre 2 % en 1970. Il est à noter que les mesures de libéralisation en faveur du secteur privé, à partir de 1967, permettent une petite émergence des exportations autres que traditionnelles : boissons, habillement, cuir et produits chimiques, notamment (Mabro et Radwan, 1976, p. 221).

52L’augmentation de la part des exportations manufacturières et notamment des exportations de produits textiles est rendue possible en partie par les politiques de soutien de l’État : subvention aux exportations (pour les produits textiles, la subvention atteint 30 % de leur valeur), taux de change avantageux (prime de 20 %) pour les exportateurs. En outre, l’accès aux marchés étrangers est en quelque sorte garanti, puisque le principal partenaire commercial de l’Égypte, à partir de 1957 et jusqu’en 1973, est le bloc soviétique, ce dernier absorbant plus de 70 % des exportations égyptiennes et fournissant plus de 40 % de ses importations sous la forme de commerce bilatéral. En outre, l’Égypte vend sur ce marché certains produits, comme le coton, à un prix supérieur à celui qu’il octroie sur d’autres marchés (de 6 à 20 %, Mabro et Radwan, 1976, p. 229). Les bonnes performances des exportations égyptiennes durant cette période doivent donc être remises dans leur contexte et l’on peut se demander dans quelle mesure les exportations égyptiennes sont réellement compétitives. Cette question devient centrale au moment de l’entrée de l’économie égyptienne dans une phase de libéralisation et donc d’ouverture à la concurrence extérieure.

53Depuis le début des années soixante et jusqu’au début des années soixante-dix, la stratégie de l’Égypte est l’étatisation de l’appareil productif. La constitution d’une industrie d’État indépendante est supposée être à la base de l’indépendance économique et donc politique. En outre, la priorité accordée à l’industrie est supposée entraîner une évolution progressive de l’ensemble de l’économie et de la société. On constate certes que la croissance du secteur industriel égyptien permet la diversification de la production. Mais la structure de l’industrie égyptienne est toujours incomplète et la croissance industrielle, loin d’être auto-entretenue, reste strictement dépendante de l’extérieur. Rivier (1981) souligne bien le fait que la croissance industrielle n’a pas réussi à entraîner les autres secteurs de l’économie. L’articulation des relations entre l’industrie et l’agriculture est défectueuse. La contribution de l’industrie au traitement du problème de sous-emploi est somme toute limitée. Enfin, les bénéfices de la croissance industrielle concernent des catégories sociales réduites, la grande masse des populations rurales et urbaines restant à l’écart de ce processus. Pour Rivier, si ce bilan peut apparaître négatif, c’est le résultat d’un double décalage. Tout d’abord, et malgré des progrès incontestables, les réalisations industrielles se situent très largement en-deçà des objectifs ambitieux énoncés par l’idéologie officielle : « édification d’une économie nationale indépendante », « industrialisation », « socialisme ». D’autre part, les réalisations économiques du régime apparaissent limitées au regard de certains acquis du nassérisme : « constitution ou reconstitution de l’État national »,  « reconquête de l’identité nationale », « restauration de la personnalité nationale autonome sur la scène du monde », prépondérance de l’Égypte à l’avant-garde du mouvement du « nationalisme arabe ». Dans cet effort d’indépendance nationale qui caractérise le nassérisme, le « politique » a été très largement en avance sur « l’économique ».

Le lent retour de l’industrie égyptienne vers le secteur privé : de 1974 à nos jours

54Après 1964, des déséquilibres macroéconomiques majeurs apparaissent dans l’économie égyptienne, entraînant une pénurie de ressources pour le gouvernement. Pour y faire face, ce dernier commence à laisser plus de liberté aux agents privés (principalement étrangers) en ce qui concerne l’investissement industriel, ceci à partir de 1967, puis de 1971, comme nous l’avons vu précédemment. Mais le véritable changement de discours sur la stratégie industrielle s’opère à partir de 1974, date du début de la politique dite de « la porte ouverte » (infitâh). À ce moment-là, Sâdât [Sadate] veut effectuer un changement d’orientation politique, qui se traduit au niveau économique par une tentative de politique d’ouverture. Une deuxième rupture a lieu en 1991, date à laquelle l’Égypte se lance dans un programme d’ajustement structurel sous la conduite du FMI et de la Banque mondiale, et qui marque une accélération de la libéralisation économique.

Un semblant de politique d’ouverture, 1974-1990

55Le président Sâdât prend une orientation politique et économique différente de celle de son prédécesseur. Alors que ses relations avec l’URSS se dégradent, l’Égypte se tourne du côté du bloc occidental, espérant ainsi profiter de la prospérité économique de cette partie du monde et attirer les pétrodollars. L’économie doit se réformer : la libéralisation est prônée dans tous les domaines. Le « Document d’octobre », élaboré à la suite de la guerre d’octobre 1973, est l’expression idéologique de la nouvelle politique. Comme le note Rivier (1981), le texte ne récuse ni le socialisme ni le panarabisme, il veut simplement donner l’occasion aux investisseurs privés de s’intégrer au système en cours. Ce document ne se veut pas une rupture fondamentale par rapport à l’époque nassérienne, mais plutôt une rectification des erreurs et des inefficacités de la gestion étatique centralisée des années soixante.

56Sâdât tente de redéfinir le rôle économique de l’État selon la politique de l’infitâh (ouverture économique). En passant d’une gestion directe et centralisée de l’économie à une gestion libérale et non interventionniste, l’État cherche à réactiver le secteur privé et à attirer les capitaux étrangers, les pétrodollars notamment. Le nouveau président veut s’inspirer du modèle sud-coréen en matière économique. L’encouragement aux investissements étrangers est l’axe fondamental de la politique d’ouverture économique. La loi 65 de septembre 1971 constitue une première mesure pour encourager les investissements étrangers, mais elle sera abrogée par la loi 43 de juin 1974, loi fondamentale de la politique d’ouverture. Elle concerne l’investissement des capitaux arabes et étrangers ainsi que les zones franches. Les encouragements aux investissements étrangers sont de quatre types : régime fiscal privilégié, possibilité de réexportation du capital et des bénéfices, garantie contre les nationalisations et règles de fonctionnement privilégié.

57La politique d’ouverture veut aussi réactiver le secteur privé égyptien. Pour cela plusieurs séries de mesures sont prises. Tout d’abord, les relations entre les secteurs public et privé sont réaménagées. En particulier, un décret de 1975 permet l’introduction de capitaux privés dans les entreprises publiques. Ensuite, les règles de fonctionnement imposées au secteur privé sont assouplies, notamment en ce qui concerne les opérations d’importation et d’exportation. Enfin, il est fait appel aux capitaux privés égyptiens se trouvant à l’étranger, qui obtiennent, en 1975, les mêmes avantages que les capitaux arabes et étrangers de la loi 43 de 1974. Les capitaux concernés sont ceux placés à l’étranger à l’époque nassérienne et l’épargne des travailleurs émigrés. En 1977, certaines dispositions de la loi 43 de 1974 sont étendues aux entreprises du secteur public égyptien par la loi 32 de 1974.

58Le président Moubarak veut renforcer la politique de libéralisation économique, qu’il juge insuffisante pour l’industrie, tout en réactivant et redéfinissant le rôle de l’État à travers la remise en place des plans quinquennaux. Comme le note Alain Roussillon (1988), il veut que l’infitâh soit « productif », et non « parasitaire » comme au temps de Sâdât. Le rôle de l’État sera de maintenir les infrastructures économiques et sociales, tout en laissant plus de champ au secteur privé en ce qui concerne les secteurs productifs. Son ambition est de réduire la dépendance de l’Égypte vis-à-vis de l’aide extérieure et de promouvoir une croissance durable à travers le développement des secteurs productifs et des exportations. Le but principal de premier plan quinquennal (1982-1987) est de transférer l’allocation des ressources du pays de la consommation et des importations vers l’investissement, ceci afin de réduire le déséquilibre de la balance des transactions courantes. Le deuxième plan quinquennal (1988-1992) accorde la priorité au développement du secteur privé. La loi 43 de 1974 est amendée et remplacée, en 1989, par la loi 230, plus avantageuse encore pour le secteur privé. Celle-ci autorise notamment les investisseurs étrangers à posséder entièrement des entreprises manufacturières. En outre, les firmes étrangères sont autorisées à acheter leur propre terrain afin de développer leurs activités. Par ailleurs, tout au long de la période considérée, les règles de fonctionnement du secteur privé s’assouplissent en termes d’accès aux importations (assouplissement de la politique de taux de change multiple, surtout après la réforme de 1987) et d’accès aux crédits bancaires (notamment de la part des banques commerciales). La part du secteur privé dans le crédit bancaire passe ainsi de 10 % en 1973 à 30 % en 199019.

59L’infitâh ne donne pas les résultats attendus, notamment en termes de promotion du secteur privé dans le secteur industriel manufacturier. Tout d’abord, l’ouverture n’entraîne pas les mouvements de capitaux escomptés. La part des investissements directs étrangers dans le PIB n’est que de 1,7 % en 199020, ce qui est très faible étant donné les mesures d’attraction mises en œuvre. Ensuite, les investissements étrangers existant se dirigent vers les secteurs financiers, pétroliers et touristiques et non vers le secteur manufacturier. De plus, les acteurs économiques privés limitent leurs activités à des opérations spéculatives et sans immobilisation durable du capital. En conséquence, en 1990, la part du secteur privé dans la valeur ajoutée (23 %) et l’emploi (25 %) manufacturier21 est toujours relativement faible, bien que supérieure à celle prévalant avant la politique d’ouverture (10 % et 19 % respectivement)22. Le secteur privé se développe principalement dans les activités de biens de consommation tels l’agroalimentaire et le textile. En 1990, la part du secteur privé dans la valeur ajoutée totale de ces activités atteint respectivement 24 et 21 %. Il se développe aussi dans les activités ou il est traditionnellement plus représenté comme l’imprimerie, le bois et les industries minérales, pour représenter en 1990 plus de 50 % de la valeur ajoutée de la première et environ 30 % de celle des deux suivantes. En revanche, le secteur privé reste en retrait dans les secteurs des biens intermédiaires et d’équipement comptant pour moins de 20 % de la valeur ajoutée de ces activités23.

60Nous pouvons nous poser la question de savoir pourquoi, malgré les fortes mesures d’encouragement en sa faveur, le secteur privé reste aussi timide dans l’industrie égyptienne. Les raisons sont certainement à trouver en dehors des mesures elles-mêmes. Il ne suffit pas en effet d’assouplir les lois d’investissement pour attirer les investisseurs privés. L’environnement macroéconomique est un facteur tout aussi important. Les réformes s’arrêtent aux investissements étrangers et ne sont pas poussées aux cadres administratifs et juridiques. Or, les lourdeurs administratives et toutes les conséquences qu’elles entraînent (corruption, non-respect des délais…) jouent un rôle non négligeable dans la décision des investisseurs. Par ailleurs, des critères plus purement économiques de rentabilité et de qualité des produits ne sont pas remplis.

61Il est à noter également que la concurrence entre les secteurs privé et public n’est pas tout à fait loyale, surtout entre 1975 et 1986, puisque le secteur manufacturier public reçoit des subventions importantes de l’État, ce qui n’est pas le cas du secteur privé. Dans certaines industries jugées stratégiques en termes d’emploi (agroalimentaire et textile) ou jugées d’intérêt national (pétrochimie), les subventions atteignent jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires24. Enfin, sur la période 1974-1990, l’État dirige en moyenne 26 % du total de ses investissements vers le secteur industriel25. Même si, dans les textes, le secteur privé est tout à fait encouragé à se développer, dans les faits, le secteur public reste favorisé et prédominant. Cette situation n’est pas étonnante quand on sait combien le problème de reconversion des employés des entreprises publiques est délicat.

62La politique d’ouverture a par ailleurs peu d’influence sur la structure industrielle, qui évolue faiblement sur la période 1974-1990. Les grands établissements dominent la production, de manière encore plus prononcée qu’à la fin des années soixante. La part des grands établissements (plus de 100 employés) dans la valeur ajoutée et dans l’emploi manufacturier total sont respectivement de 91 % et de 88 % en 1990. Si l’on fait la distinction entre le secteur public et le secteur privé, ces parts atteignent respectivement 98 % et 67 % pour la valeur ajoutée et 97 % et 43 % pour l’emploi26. Donc, même dans le secteur privé, les grands établissements sont relativement dominants. En revanche, la valeur ajoutée par employé dans les grands établissements a vu sa supériorité diminuer par rapport à celle prévalant dans les petites et moyennes entreprises. Dans le secteur public, ce sont les petites entreprises (entre 10 et 24 employés) qui, en 1990, ont la valeur ajoutée par employé la plus élevée (22 000 £E), de 60 % supérieure à celle prévalant dans les établissements de plus de 500 employés. En revanche, dans le secteur privé, la valeur ajoutée par employé est la plus élevée dans les grands établissements, atteignant 35 000 £E. On remarque ici que la valeur ajoutée par employé est beaucoup plus élevée dans le secteur privé que dans le secteur public, de 40 % en moyenne, toutes entreprises confondues.

63La politique d’ouverture et de promotion du secteur privé ne modifie pas nettement non plus la répartition géographique des activités industrielles, qui restent à la fin des années quatre-vingt toujours très concentrées sur les gouvernorats du Caire, du Delta et du Canal de Suez. Ces régions dégagent, en 1986, encore 85 % de la valeur ajoutée et absorbent 91 % de l’emploi manufacturier. Même les zones franches, tels Port Saïd et Suez, que les nouvelles lois d’investissement auraient dû contribuer à développer, comptent moins de 1 % des établissements et de l’emploi industriel. La région du Grand Caire regroupe à elle seule environ 40 % de l’activité manufacturière. Au Sud de l’Égypte, c’est en 1986, dans le gouvernorat de Minieh, que les établissements et les emplois industriels sont les plus nombreux, représentant respectivement 3 % et 2 % du total national, concentrés principalement dans l’agroalimentaire27.

64La structure de la production évolue en revanche beaucoup durant cette période. Si l’on conserve la répartition des produits entre biens de consommation, biens intermédiaires et biens d’équipement, il apparaît que le second groupe est maintenant dominant dans la production égyptienne. La part des biens de consommation dans la valeur ajoutée diminue, passant de 53 % sur la période 1970-1975 à environ 30 % en 1990. La part des biens intermédiaires passe de 37 % à 60 % sur la même période. Seuls les biens de consommation durable et d’équipement voient leur part stagner autour de 10 %. Le recul des biens de consommation est imputable principalement à la baisse de moitié de l’activité textile dans la valeur ajoutée, passant de 30 % au début des années soixante-dix à 15 % en 1990. Les autres activités et notamment l’agroalimentaire restent stables sur la période. Cette évolution se fait au profit des activités chimiques dérivées du pétrole, qui voient leur part s’envoler de 2 % au début des années soixante-dix à 30 % en 199028. Il faut dire que la période considérée est concomitante avec la découverte et l’exploitation du pétrole et du gaz en Égypte. Les autres produits intermédiaires restent stables, voire déclinent.

65Durant cette période, l’économie égyptienne bénéficie donc d’un nouvel atout : le pétrole. Cependant, l’industrie est loin de se diversifier véritablement. Elle passe simplement d’une mono-spécialisation dans le textile à une bi-spécialisation en rajoutant les produits dérivés du pétrole. La même constatation peut être faite en ce qui concerne les exportations manufacturières. Elles ne se diversifient pas autant que souhaité. Au début des années soixante-dix, les produits textiles dominent à plus de 60 % les exportations manufacturières et, parmi elles, les fils et tissus de coton. En 1990, leur part dans les exportations totales de produits manufacturés ne représente plus que de 35 %. Cette baisse se fait au profit de la branche pétrochimie, plastique et caoutchouc, qui voit sa part augmenter de 14 % en 1973 à 35 % en 1990. D’autres exportations, de produits intermédiaires et de consommation durable, commencent cependant à émerger à la fin des années quatre-vingt, comme les produits métallurgiques de base, notamment l’aluminium, ainsi que les produits aéronautiques. La part des exportations de chacune de ces deux activités, pratiquement insignifiante au début des années soixante-dix, atteint presque 10 % en 1990. En revanche, l’industrie agroalimentaire voit ses exportations s’effondrer sur la période, leur part passant de 12 % en 1973 à 4 % en 199029.

66Les performances de l’industrie manufacturière égyptienne durant cette période sont indissociables de l’environnement macroéconomique, comme pour la période précédemment étudiée. L’environnement international est très favorable pour l’Égypte tout au long du mandat de Sâdât. De 1974 jusqu’au début des années 1980, l’Égypte bénéficie en effet de nombreuses mannes financières : revenus pétroliers et revenus du canal de Suez, remises de fonds des travailleurs égyptiens à l’étranger et aide économique importante. Sur la période 1974-1981, le taux de croissance annuel moyen du PIB est de 8 %30. Le secteur manufacturier, redynamisé en outre par la libéralisation commerciale qui permet un meilleur approvisionnement en importation de matières premières et de biens d’équipement, connaît un taux de croissance annuel moyen de 6 % durant la même période. Les performances du secteur privé sont meilleures que celles du secteur public, le premier connaissant un taux de croissance annuel moyen de 11 % et le second de 5 % sur la période considérée31. Le taux de croissance du secteur manufacturier est donc en moyenne moins élevé que celui de l’économie, et globalement, malgré un bon taux de croissance, la part du secteur dans le PIB chute continuellement, de 18 % en 1974 à 13 % en 198132. Le secteur industriel emploie environ 20 % de la population active en 1981.

67Le recul relatif du secteur manufacturier dans le PIB (au profit des services) est lié à deux séries de facteurs. D’une part, l’afflux des produits importés sur le marché provoque une concurrence brutale et inégale pour les produits industriels locaux. Des difficultés en résultent pour l’industrie, de longue date habituée à une protection et à une situation de quasi-monopole. Elles se matérialisent par des faillites, des accumulations de stocks, des licenciements de personnel, particulièrement au sein des petites entreprises. De plus, la rentabilité du secteur public est compromise. Ce déclin est en outre indissociable des forts revenus en ressources exogènes que l’Égypte accumule durant cette période, et qui provoquent un phénomène de syndrome hollandais (Dutch disease) (Cottenet 2001), c’est-à-dire un recul des secteurs des biens échangeables productifs, comme l’industrie manufacturière, faisant suite à une augmentation des dépenses de consommation privée ou publique rendue possible par le flux de ressources exogènes.

68Ce comportement de consommation, bien que moins prononcé après 1981 (le boum en ressources exogènes se termine), entraîne un déséquilibre énorme des comptes extérieurs et l’Égypte doit avoir recours de manière accrue à l’endettement extérieur. Jusqu’en 1986, le taux de croissance est cependant assez satisfaisant, tiré par la demande. Entre 1981 et 1986, le taux de croissance annuel moyen du PIB est de 7 %, tout comme celui de l’industrie manufacturière, le secteur privé enregistrant un résultat de 13 % et le secteur public de 6 %33. La part du secteur manufacturier se stabilise durant cette période autour de 13 % du PIB34 et de 15 % de la population active35.

69Après 1986, l’environnement international se détériore fortement. Le prix du pétrole chute de 50 % entre janvier et juin. Parallèlement, les ressources touristiques diminuent. L’Égypte voit donc ses ressources en devises s’évaporer et est sur le point d’être dans l’impossibilité d’honorer le service de sa dette. Dans ce contexte, la restauration des grands équilibres macroéconomiques devient la priorité. Dès 1987, un accord stand-by avec le FMI est signé, de manière à donner une aisance financière à l’Égypte. Cependant, il faut attendre 1991 pour que la grande vague des réformes se mette en place. Entre 1987 et 1990, les résultats économiques de l’Égypte se détériorent. Le taux de croissance annuel moyen du PIB continue de baisser pour atteindre 3 %36. Le taux de croissance annuel moyen de l’industrie manufacturière tombe à moins de 2 %. Là encore, les performances du secteur manufacturier privé (8 % par an) sont meilleures que celles du secteur public (stagnation). Dans cet état de crise latente, la part du secteur manufacturier dans le PIB regagne paradoxalement du terrain (résultats moins mauvais que dans les autres secteurs), pour atteindre 18 % en 199037. En revanche, sa part dans la population active stagne autour de 15 %38.

70Sur la période 1974-1990, le taux de croissance du secteur manufacturier est donc corrélé avec celui de l’économie dans son ensemble. En revanche, sa place dans le PIB est inversement proportionnelle à la prospérité économique. Les fruits de la croissance contribuent peu à renforcer la structure productive, contrairement à ce qui est souhaité dans les différents plans quinquennaux. Les revenus, dans leur plus grande partie, sont consommés par l’État. Une partie de la consommation s’envole en importations. L’autre partie sert à faire face à une pression démographique croissante, entraînant à son tour une augmentation des dépenses de fonctionnement39 de l’État. En outre, il est clair que le secteur manufacturier ne joue pas son rôle attendu d’employeur potentiel. Les résultats sont donc décevants.

71La même constatation peut être faite sur le plan des performances du secteur manufacturier à l’extérieur. Sur la période 1974-1990, les performances à l’exportation s’érodent. La part des exportations manufacturières dans le PIB tombe de 4 % en 1974 à 1 % en 1986 pour remonter à 3,5 % en 1990. En parallèle, les importations manufacturières augmentent, passant de 10 % à 15 % du PIB entre 1974 à 1990. En conséquence, le taux de couverture des importations par les exportations chute également sur la période, passant de 37 % en 1974 à 25 % en 1990 (Cottenet, 1998). Ce résultat est d’autant plus décevant que, durant cette période, l’industrie manufacturière améliore sa productivité du travail. En effet, celle-ci augmente en moyenne de 4 % par an pour le secteur public et de 7 % par an pour le secteur privé, entre 1974 et 1990 (augmentation de 4,5 % et de 8,5 % jusqu’en 1986, Cottenet et Mulder, 2001). De plus, les salaires réels dans l’industrie manufacturière augmentent sur cette période proportionnellement moins que la productivité, respectivement moins de 1 % par an dans le secteur public et de 1,5 % par an dans le secteur privé (en fait, les salaires réels augmentent fortement jusqu’en 1986, en moyenne de 4 % par an dans le secteur public et de 5 % par an dans le secteur privé ; mais la forte inflation des années suivantes entraîne une importante baisse des salaires réels, d’environ 10 % dans les deux secteurs). La compétitivité du travail, principal facteur de production, s’améliore donc entre 1974 et 1990, sans que cela ne se traduise par une augmentation des exportations, effet normalement attendu quand l’augmentation de la productivité du travail non compensée par une augmentation de salaire se traduit par une baisse du prix du produit exporté. D’autres obstacles subsistent : lourdeurs des démarches administratives aux douanes, problème de qualité des produits, surévaluation de la livre égyptienne et protection des pays développés vis-à-vis des produits textiles (accords multifibres). Les nouvelles lois d’investissement, accordant pourtant des privilèges aux exportateurs, ne donnent pas en définitive les résultats attendus sur ce point.

72Globalement, le bilan que l’on peut tirer de la politique d’ouverture économique mise en œuvre à partir de 1974 est décevant pour ce qui concerne les performances du secteur manufacturier. Ce secteur n’est ni un moteur de croissance pour l’économie, ni un générateur d’emplois. Les exportations manufacturières ne bénéficient pas non plus de la bonne conjoncture. Le seul point de réussite de la réforme concerne la meilleure performance du secteur privé, pourtant toujours largement minoritaire dans l’industrie. À partir du début des années quatre-vingt-dix, l’environnement économique va encore se modifier. La libéralisation accrue sera un nouvel obstacle à franchir pour l’industrie égyptienne.

Mise en place d’une réforme radicale, 1991 à nos jours

73Les années de déséquilibre économique que l’Égypte traverse entre 1986 et 1990 conduisent l’économie au bord du gouffre financier. Le gouvernement introduit dès mars 1990 des réformes économiques demandées par le FMI en contrepartie de son soutien financier, puis s’engage un an plus tard dans un programme de stabilisation et d’ajustement structurel de l’économie. En outre, le ralliement de l’Égypte au camp occidental pendant la guerre du Golfe est récompensé : une grande partie de la dette égyptienne est rééchelonnée de manière très concessionnelle. Les profondes réformes économiques demandées par les bailleurs de fonds (FMI et Banque mondiale) vont bouleverser la structure de l’industrie manufacturière.

74Dans le cadre de l’ajustement structurel, dans lequel se lance l’Égypte en 1991, la priorité économique est donnée à la création d’un environnement favorable au développement du secteur privé. Ces priorités sont inscrites dans le troisième plan quinquennal (1992-1997), qui a pour but principal la promotion des capacités productives de l’économie et la rationalisation de l’allocation des ressources à travers la promotion des mécanismes du marché et du secteur privé dans l’investissement et la production. Ce plan vise aussi à réduire la dépendance extérieure de l’Égypte en produits de premières nécessités et à promouvoir les exportations, afin de réduire le déficit commercial. Pour atteindre ces objectifs, de nouvelles politiques économiques, plus libérales, sont mises en œuvre. Elles concernent la politique industrielle, mais aussi la politique commerciale et de change. De nombreux changements interviennent dans la politique industrielle. Le contrôle de l’État s’assouplit et deux mesures principales, dont l’une radicale, sont prises pour accélérer le développement du secteur privé : la privatisation des entreprises publiques et la poursuite de la libéralisation des lois d’investissement.

75La privatisation des entreprises publiques débute en 1991, avec la mise en place du Programme d’ajustement structurel et de réforme économique. Le programme de privatisation commence lentement et se focalise au début sur les petites entreprises agricoles. Mais au cours de l’année 1991, le gouvernement accélère le processus en votant la loi 203 régissant le nouveau secteur public des affaires. Ce secteur a pour but, à travers l’Office des entreprises publiques, de restructurer les entreprises publiques et d’améliorer leur position commerciale ainsi que leur mode de fonctionnement. 314 entreprises non financières sont ainsi transférées du secteur public vers le nouveau secteur public des affaires. Ces dernières sont restructurées et affiliées à 27 holdings indépendantes, détenant une pleine capacité financière et décisionnelle. En 1992, ce processus est encore renforcé avec l’annonce officielle du gouvernement de vouloir privatiser ces entreprises40. En 1993, les 27 holdings publiques sont restructurées et réduites à 16 en vue de préparer la privatisation. Fin 1999, 131 des 314 compagnies sont privatisées, soit 42 %. Le rythme des privatisations s’accélère dans la seconde partie des années quatre-vingt-dix, puisque 124 des 131 compagnies privatisées le sont après 1994. La programmation à la privatisation de toutes les entreprises du secteur public des affaires, sauf des firmes déclarées d’intérêt national, parmi lesquelles certaines compagnies pharmaceutiques, doit être achevée d’ici à la fin 2001.

76Afin d’améliorer le climat des affaires et d’encourager l’investissement, une autre réforme de la loi d’investissement régulant les entreprises du secteur dit « d’investissement » intervient41. Dans le cadre du programme de libéralisation, la loi 230 de 1989 est amendée et remplacée en 1997 par la loi 8. Celle-ci est encore plus généreuse en ce qui concerne l’exemption des firmes sur l’impôt sur les sociétés : 5 ans pour les nouveaux projets, 10 ans s’ils sont développés dans les nouvelles zones industrielles et 20 ans pour ceux développés en dehors de la vallée du Nil (Nouvelle Vallée et désert). Cette nouvelle loi supprime également les différences de traitement entre les investissements égyptiens et étrangers en matière d’incitation et de garantie. Elle définit en outre des critères d’éligibilité clairs et met en place un système d’approbation automatique. Cela réduit considérablement le temps nécessaire à l’ouverture d’une nouvelle société et laisse peu de place aux décisions arbitraires. Enfin, elle autorise les sociétés à pratiquer les prix du marché, ce qui n’était pas systématiquement le cas dans le cadre de la loi 230.

77Enfin, il est à noter que depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, le gouvernement égyptien accorde de plus en plus d’importance au développement des petites et moyennes entreprises. Celles-ci sont supposées être le meilleur terreau pour la création d’emplois. Les modalités de soutien à ces dernières concernent notamment l’accès au crédit et la mise en place de formation pour affronter le problème de qualité des produits et d’accès aux marchés extérieurs (Cottenet, 1999).

78La volonté du gouvernement est donc de transférer entièrement le secteur manufacturier aux firmes privées, afin d’améliorer l’efficacité de la production et de promouvoir une croissance soutenue à long terme et créatrice d’emplois. À côté de la politique industrielle, deux autres instruments de politique économique sont très importants dans ce contexte : la politique de change et la politique commerciale.

79Entre 1973 et 1991, le secteur manufacturier fonctionne dans un système de taux de change multiple, comprenant trois régimes différents. Les entreprises du secteur public, produisant des biens « stratégiques » comme les produits pétrochimiques, textiles (coton) et agroalimentaires (farine, riz), sont soumises au taux de change « officiel » plus évalué, lequel favorise les importations de ces produits mais handicape leurs exportations. Les autres transactions des entreprises du secteur public s’effectuent au taux de change dit « parallèle », dévalué, ce qui est plus bénéfique aux exportations. Enfin, jusqu’en 1987, les transactions du secteur privé s’effectuent au taux de change dit « non officiel », encore plus dévalué et favorable aux exportations. Cependant, ce régime de change rend les importations nettement plus coûteuses pour le secteur privé par rapport au secteur public, sauf pour les entreprises privées produisant seulement pour l’export, qui sont autorisées à effectuer leurs transactions au taux de change « parallèle ». L’unification du régime de change en 1991 abolit la discrimination existant entre les deux secteurs. Cela contribue d’ailleurs à l’expansion du secteur privé dans les années quatre-vingt-dix.

80Par ailleurs, depuis le début des années quatre-vingt-dix, la libéralisation commerciale devient une priorité, de manière à promouvoir l’intégration de l’Égypte dans l’économie mondiale. L’Égypte conduit des négociations sur des bases multilatérales (COMESA, OMC, GAFTA, EMA) et bilatérales (Tunisie, Turquie, États-Unis). Depuis, l’Égypte supprime toutes les interdictions d’exportation et diminue le nombre de produits interdits à l’importation. Ces derniers passent de 210 en 1990 à 3 en 1993, dont 2 produits manufacturés, le tissu et les vêtements. En 1998, l’interdiction sur le textile est levée. Celle sur les vêtements devrait être prochainement supprimée. Cependant, la plupart des produits concernés sont maintenant sujets à un contrôle de qualité serré avant de rentrer sur le territoire égyptien. Entre 1991 et 1998, le taux de protection nominal de l’industrie manufacturière diminue considérablement pour passer de 42 % à 14 % (Cassing et al, 1998). Entre 1994 et 1998, le taux global de protection effective baisse aussi, de 51 % à 32 %. Toutes les activités manufacturières sont concernées, sauf les boissons, le tabac et la chimie (Cassing et al, 1998). Depuis 1990, le principal but du gouvernement est donc de promouvoir la croissance, l’emploi et les exportations du secteur manufacturier à travers le développement du secteur privé. Nous allons maintenant étudier dans quelle mesure cette politique a été efficace.

81Au cours des années quatre-vingt-dix, le secteur manufacturier évolue sensiblement. La part du secteur privé dans la valeur ajoutée et dans l’emploi augmente, pour atteindre respectivement 49 % et 39 % en 199742. Les raisons de cette augmentation ne sont pas seulement dues aux privatisations, mais aussi au meilleur environnement économique. Notamment, il semble que les investisseurs privés s’intéressent de plus en plus à l’industrie égyptienne. Le nombre de firmes enregistrées sous les lois d’investissement passent de 91 en 1995 à 117 en 1996, en 1997 et en 199843. Le montant des investissements directs étrangers augmente aussi de 253 millions en 1991 à 1,3 milliard de dollars en 199844. En 1997, le secteur privé tient la première place dans toutes les grandes activités sauf dans la chimie et les métaux de base, activités toujours largement dominées par le secteur public. Dans les trois plus importantes activités manufacturières égyptiennes, en dehors de la pétrochimie, que sont le textile, la production de biens métalliques et l’agroalimentaire, le secteur privé dégage plus de 50 % de la valeur ajoutée et absorbe plus de 30 % de l’emploi total. La politique de promotion du secteur privé menée par le gouvernement depuis le début des années quatre-vingt-dix est donc une réussite.

82Ce succès est corroboré par le taux de croissance de ce secteur, qui est bien plus fort que celui du secteur public. Le taux de croissance annuel moyen de la valeur ajoutée manufacturière privée est de 20 % entre 1990 et 1997. En comparaison, le taux de croissance du secteur public est négatif sur la période, diminuant à hauteur de 0,3 % par an. Le même constat peut être fait en ce qui concerne l’emploi, qui croît au rythme de 7 % par an dans le secteur privé et diminue de 2 % par an dans le secteur public. Finalement, les performances globales du secteur manufacturier depuis 1990 sont satisfaisantes, la valeur ajoutée croissant au rythme de 7 % par an et l’emploi de 0,7 % par an.

83En revanche, la volonté de promouvoir les petites entreprises dans le secteur privé échoue. Entre 1990 et 1997, la part des petites et moyennes entreprises dans le total des établissements tombe de 94 % à 93 %. Il en va de même de leurs parts dans la valeur ajoutée et dans l’emploi, qui passent respectivement de 31 % à 18 %, et de 57 % à 40 % sur la même période45. Les nouvelles lois d’investissement favorisent beaucoup plus le développement des grandes entreprises que des petites. C’est là le principal problème du développement des petites et moyennes entreprises en Égypte. Elles ne satisfont pas en général aux critères d’éligibilité demandés par les banques en matière de crédit bancaire. Un grand progrès est encore à réaliser sur ce point.

84Un autre point de défaillance concerne les exportations. Depuis 1990, la part des exportations manufacturières dans le PIB diminue pour atteindre environ 2 % en 1997. Pourtant, les exportations de biens manufacturiers représentent en 1997 environ 45 % du total des exportations de marchandises. Cela indique que les exportations égyptiennes globales sont vraiment faibles. Le taux de couverture des importations par les exportations manufacturières continue de chuter pour atteindre 16 % en 1997. Pourtant, depuis 1990, les performances en termes de productivité du travail s’améliorent, tout au moins dans le secteur privé. La croissance du secteur privé se fait en effet en partie grâce aux gains de productivité, qui sont en moyenne de 8 % par an pendant la période. La productivité du travail diminue en revanche de 4 % par an dans le secteur public. Les salaires réels augmentent dans les deux secteurs, de 3 % par an dans le secteur public et de 4 % par an dans le secteur privé. Le second gagne donc en compétitivité contrairement au premier. Par ailleurs, l’appréciation du taux de change réel46 égyptien peut avoir aussi une influence négative sur les performances à l’export. Celui-ci s’évalue en effet régulièrement depuis 1993. Enfin, il semble que des facteurs autres que les coûts soient également en jeu.

85La structure de la production continue, quant à elle, d’évoluer selon les tendances antérieures. La part du secteur textile dans la valeur ajoutée et l’emploi diminue régulièrement pour atteindre respectivement 12 % et 30 % en 1997. En revanche, celle de l’industrie chimique augmente pour atteindre respectivement en 1997 32 % et 14 %. On note aussi l’émergence de l’industrie minérale, dont la part dans la valeur ajoutée est aussi importante que celle du textile en 1997. La part des biens de consommation dans leur ensemble se stabilise sur la période. Celle des biens intermédiaires augmente légèrement au détriment des biens de consommation durable. Sur la période, des signes timides de changements interviennent dans la répartition des activités industrielles. On note notamment une baisse de la part des établissements et des emplois localisés dans la région du Grand Caire. Ces parts tombent respectivement à 34 % et 40 % lors du dernier recensement de 1996 (contre 35 % et 45 % en 1986). Ces parts baissent aussi légèrement à Alexandrie, de respectivement 8 % et 17 % en 1986 à 7 % et 13 % en 1996. Une grande partie de ces activités se redéploie dans les régions du Delta et du Canal de Suez, et seulement une petite partie (environ 1 %) dans les autres régions. Il y a donc encore beaucoup de progrès à faire en matière d’inégalités régionales. Cependant, depuis la mi-1990, c’est un des objectifs du gouvernement, qui multiplie les nouvelles zones industrielles dans ces régions. Ainsi, en 2000, sur cinquante-quatre zones industrielles existantes en Égypte, vingt sont situées en Haute-Égypte.

86Depuis le début de la politique de réforme, les performances du secteur manufacturier privé sont bonnes. Au cours des années quatre-vingt-dix, il prend une part considérable dans la création de valeur ajoutée. Cependant, une bonne performance en termes de croissance n’assure pas le développement économique. Un des gros problèmes posés par la réforme économique depuis 1990 est celui du chômage. Tout d’abord, le FMI a demandé à l’Égypte de couper ses dépenses en vue de rééquilibrer ses grands équilibres financiers. Cela a eu pour conséquence de limiter la croissance économique globale et donc de limiter la création d’emplois. Pourtant, il y a environ 550 000 nouveaux entrants sur le marché du travail chaque année et le gouvernement ne garantit plus l’embauche des jeunes diplômés. Le processus de restructuration avant privatisation entraîne, en outre, une compression importante de personnel dans le secteur public47. Dans ce cadre, le secteur privé doit fournir de bien meilleures performances que ce qu’il ne fait jusqu’à présent pour absorber tout ce flux de main-d’œuvre.

87C’est donc une tâche difficile que doit accomplir l’industrie égyptienne. Et d’autant plus difficile si l’on prend en compte les contraintes extérieures, notamment dans le domaine de la libéralisation commerciale. En effet, l’Égypte vient de signer un accord d’association avec l’Union européenne et, à l’horizon 2015, tous les produits manufacturiers européens devront entrer librement sur le marché égyptien. Étant donné la forte protection qui existe toujours en Égypte et qui met donc en partie à l’abri l’industrie de la concurrence internationale, l’ouverture risque d’être fatale pour nombre d’entreprises, pas assez compétitives pour lutter contre cette nouvelle concurrence. Un long travail de mise à niveau est donc à entreprendre, qui risque d’être coûteux en termes d’emplois à court terme. Mais un environnement économique plus transparent ne peut que renforcer la croissance industrielle à long terme ; il est par ailleurs indispensable si l’industrie égyptienne veut prétendre entrer dans l’arène de la compétition internationale.

Conclusion

88L’histoire de l’industrie au XXe siècle peut donc se découper en sept périodes, la scansion se faisant en fonction des changements de discours et de stratégies existant en Égypte pour le développement industriel. Au cours de ces périodes, les développements de l’industrie ne sont pas toujours en phase avec les volontés affichées et les politiques mises en œuvre.

89La première volonté d’industrialisation, liée au nationalisme, apparaît en Égypte sur la période 1913-1930. Cependant, les facteurs politico-économiques extérieurs sont trop défavorables pour que cette ambition soit couronnée de succès. Malgré l’émergence de vraies mesures prises par certaines élites locales en faveur du développement industriel, les avancées restent minimes.

90Une meilleure synchronie des performances et des politiques a lieu entre 1930 et 1945. Il se trouve que les facteurs extérieurs sont plus favorables à cette adéquation. Des partisans de l’industrialisation accèdent au gouvernement. Par ailleurs, la place du capital étranger commence à reculer et de grands groupes égyptiens émergent. Les résultats sont à la hauteur des volontés affichées.

91Entre 1947 et 1955, la volonté de développer le secteur industriel est clairement affichée, mais les moyens mis en œuvre pour y arriver oscillent entre égyptianisation des sociétés et attraction des capitaux étrangers. Le discours est donc peu clair. Cependant, durant cette phase, l’industrie égyptienne enregistre de bonnes performances.

92Entre 1956 et 1960, la politique industrielle se radicalise. L’industrie commence à devenir une priorité d’État. De gros investissements publics sont effectués dans ce secteur. La place du secteur industriel dans l’économie augmente nettement.

93Entre 1961 et 1973, l’industrie est totalement nationalisée. Le gouvernement mène une politique de développement autocentré. Le secteur industriel est, dans cette stratégie, la pierre angulaire d’un développement indépendant des puissances occidentales. C’est l’entrée dans le « socialisme arabe ». Dans les faits, il en est autrement. La dépendance extérieure augmente, notamment en ce qui concerne les importations. En outre, le secteur industriel, malgré de bonnes performances jusqu’en 1964, ne réussit pas à être le moteur de la croissance.

94Entre 1974 et 1990, un changement de politique s’opère. L’économie est libéralisée, et le rôle du secteur privé dans la production industrielle doit devenir plus important. Là encore, les résultats sont décevants. À la fin des années quatre-vingt-dix, le secteur public est toujours prédominant.

95Depuis le début des années 1990 politiques et résultats effectifs sont en partie de nouveau en phase. Le gouvernement décide d’accélérer le processus de réforme, sous l’impulsion du FMI et de la Banque mondiale. Le rôle du secteur privé est fortement soutenu et le développement des exportations fortement encouragé. Si, effectivement, le développement du secteur privé répond favorablement aux attentes de gouvernement, il n’en est pas de même pour ce qui concerne l’augmentation des exportations.

96Quelques conclusions peuvent être tirées de cette analyse de l’histoire industrielle en Égypte. Il semble tout d’abord que les volontés individuelles ne peuvent à elles seules, dans un premier stade, impulser une dynamique industrielle. L’environnement international est un élément déterminant de réussite ou d’échec de l’émergence industrielle. Le rôle de l’État est alors d’être une interface entre les agents économiques locaux et l’environnement international. Il est donc déterminant. En revanche, l’État seul est un mauvais entrepreneur. En voulant remplacer le marché, il génère des déséquilibres permanents. Si le marché est « neutre » politiquement dans l’allocation des ressources, l’État ne l’est pas. Une concurrence improductive s’ouvre alors au sein de l’industrie pour partager la pénurie des facteurs de production. L’expérience montre que ce ne sont pas les entreprises les plus performantes qui survivent alors, mais celles qui entretiennent des liens privilégiés avec l’État. Une fois installé, ce système est difficile à transformer, si l’on en juge par le nombre d’années qui se sont écoulées avant que la mise en œuvre de la politique de libéralisation devienne effective. La réussite de l’industrie égyptienne est apparue dans les périodes où l’État soutenait les initiatives d’agents privés, non quand il pensait pouvoir se substituer à eux.

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