Introduction
The political economy of Asia: current situation and prospects of research for South-East Asia
La economía política de Asia: situación y perspectivas de investigación sobre Asia del Sub-Este
Les pays asiatiques et sud-est asiatiques ont connu de grandes transformations socioéconomiques depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Ces transformations se caractérisent par la mise en place de régimes capitalistes, par de forts taux de croissance associés à un poids démographique considérable et par des phénomènes d’urbanisation. L’analyse de ces pays présente donc un grand intérêt pour la théorie économique, et en particulier pour la théorie de la régulation. Premièrement, elle confirme l’hypothèse de diversité des trajectoires nationales. Deuxièmement, elle montre que la géographie, à l’égal de l’histoire, offre les outils nécessaires à l’économiste pour comprendre des territoires marqués par les phénomènes transnationaux. Enfin, elle permet d’extraire des faits stylisés pour amender son appareillage théorique.
Plan
1. Les conditions politiques des mutations : politique du capitalisme en Asie
1. 1. « Capitalisme agraire » : marchandisation du travail et de la terre
1. 2. Capitalisme et late industrialization : États développeurs et jeux politiques
1. 3. Autoritarisme, politiques de développement et diversité des capitalismes
2. Nouvelles perspectives théoriques : les pistes ouvertes par l’économie politique de l’Asie
2. 1. Étoffer les liens avec l’histoire et les Asian Studies
2. 2. Les pistes géographiques : intégration régionale et phénomènes transnationaux
2. 2. 1. L’intégration continentale au sein de la péninsule indochinoise : GMS
2. 2. 2. Zones franches et triangles de croissance
2. 2. 4. Méditerranée asiatique
2. 3. 1. Le régime de concurrence
Nous tenons à remercier : Robert Boyer, Agnès Labrousse, Julien Vercueil et Michel Vernières pour leurs travaux de relecture et leurs conseils.
- 1 Malgré la dissolution de la section éponyme du CNRS au début des années 1990, la référence au champ (…)
- 2 Cahier du GEMDEV n° 15, « L’avenir des Tiers Mondes : Asie », novembre 1989 et Cahier du GEMDEV n° (…)
1Ce dossier de la Revue de la régulation a pour ambition de restituer une partie des débats sur l’Asie contemporaine. Il prend sa place dans un diptyque qui s’est affirmé comme tel au fur et à mesure des textes soumis, avec deux ensembles de textes publiés dans deux numéros. Le premier, constituant l’essentiel de cette treizième livraison de la Revue de la régulation (printemps 2013) trouve une certaine cohérence géographique dans la forte représentation de l’Asie du Sud-Est : Malaisie, Indonésie, Vietnam, Laos et Cambodge. Il comporte aussi un article sur le fédéralisme indien, et trois textes qui interrogent les relations de la Chine au reste du monde : avec l’Afrique via les investissements directs étrangers (IDE), avec Taïwan et avec les États-Unis. Les travaux portant sur les économies d’Asie du Nord-Est : Chine, Japon, Taïwan, et les autres nouveaux pays industrialisés (NPI) seront regroupés dans le numéro 15 à venir (printemps 2014). Cette dernière région, plus importante économiquement et mieux dotée en termes de chercheurs spécialistes, se trouve de ce fait mieux connue. Néanmoins la recherche dans le domaine sort rarement des cercles des spécialistes et il nous a semblé nécessaire de faire un point d’étape sur l’économie politique de l’Asie, pour mieux en partager les grands résultats. Les débats auxquels il s’agit de contribuer traversent le champ de la théorie économique d’une part – en particulier l’économie politique internationale et l’économie institutionnaliste du développement – ils proviennent d’autre part des sciences sociales spécialisées sur l’Asie, dites parfois encore orientalistes1. Ce croisement a été rarement effectué dans les revues d’économie en France : en 2006, sous un angle strictement économique, la Revue Tiers Monde proposait un dossier « Asie ». On peut trouver les manifestations d’un travail éditorial d’ambition proche en remontant aux deux Cahiers du Gemdev issus d’un séminaire et dirigés par Pierre Judet et Michel Vernières en 1989 et 19952. L’Année de la Régulation et la Revue de la régulation ne l’avaient pas encore fait.
2La constitution du dossier et l’évaluation des textes soumis – dont la majorité est en français – a amené les directeurs du numéro à entrer en relation avec des rapporteurs de tous horizons disciplinaires, spécialistes issus pour la plupart de cercles éloignés du champ de l’économie mais inscrits de longue date dans les prestigieuses études françaises sur l’Asie orientale, l’Asie du Sud et Asie du Sud-Est. La qualité de ces rapporteurs – qu’ils trouvent ici l’expression de nos plus vifs remerciements – peut garantir la pertinence des travaux proposés au regard des transformations économiques en cours dans l’Asie contemporaine.
- 3 La place de l’Asie dans le monde contemporain justifierait à elle seule ce numéro spécial. La Chine (…)
- 4 Au sens où l’on oppose aujourd’hui les processus économiques d’intégration régionale de facto, anim (…)
3Les raisons d’entreprendre un dossier spécial sur l’économie politique de l’Asie seront exposées dans ce chapitre introductif : elles mêlent l’urgence de comprendre un monde dont le centre de gravité n’en finit pas de basculer3 et la nécessité de rendre compte du déplacement des lignes de forces méthodologiques et théoriques qui en découlent pour l’économie politique. Deux directions de réflexion seront plus spécifiquement soulignées et explorées dans ce numéro : l’articulation de ces transformations de facto4 à la dimension politique – ses structures, ses enjeux propres, ses marges de manœuvres – ; l’émergence de nouvelles questions de recherche (qui justifient selon nous l’ouverture du dialogue interdisciplinaire à la géographie).
4Notre article introductif se penche en premier lieu sur le processus complexe de construction politique des capitalismes asiatiques. Les processus en question sont pluriels et traduisent une grande diversité de trajectoires nationales.
- 5 Malgré toutes les réserves qui entourent sa définition, on peut citer l’ordre de grandeur suivant : (…)
5Ensuite, pour approfondir la connaissance économique d’une région marquée par des changements aussi rapides que complexes5, de nouveaux outils théoriques doivent être aussi proposés. Nous ouvrons dans cet article des pistes de croisements disciplinaires qui nous semblent les plus fécondes pour y parvenir : pour faire l’étude de ces mutations, inscrites dans l’histoire régionale, la poursuite des liens engagés avec la discipline historique est nécessaire, comme l’est la fréquentation par l’économie des Asian Studies. Mais les pistes ouvertes par la géographie, sensible aux changements fins enregistrés par les territoires et par les équilibres entre ces territoires, nous semblent particulièrement fécondes : le jeu sur les échelles spatiales permet de mieux saisir et comprendre les effets entre des processus internationaux, plus que jamais marqués par la concurrence, et les autres niveaux de la vie sociale en Asie.
1. Les conditions politiques des mutations : politique du capitalisme en Asie
- 6 Tel que défini par Mendras (1992), le mode de production paysan repose sur deux principales caracté (…)
6Le continent asiatique contemporain amène l’économiste à renouer avec les problématiques posées par les premières étapes du capitalisme. En dehors de quelques exceptions, le Japon et l’île de Singapour sous certaines conditions, l’Asie n’était pas encore capitaliste au sortir de la seconde guerre mondiale. Les économies asiatiques étaient alors essentiellement rurales et constituées de paysans6, même si ce mode d’organisation n’excluait pas des îlots « capitalistes ». Leur présence dépendait souvent de l’entreprise coloniale (administrateurs, gérants de sociétés de commerce, planteurs etc.). Globalement, l’organisation économique spécifique à la paysannerie dominait largement, l’autosubsistance était un mobile d’action et la division sociale du travail occupait une place ténue, comme dans beaucoup d’économies paysannes (Hicks, 1973). L’importance des échanges de biens était relative, leur régularité contingente et ils s’inscrivaient relativement bien dans les typologies de réciprocités établies par Salhins (1976) ou encore de commerces proposées par Polanyi (2011). Même le modèle « d’économie de petites productions marchandes » décrit par Marx ne s’étendait pas à l’ensemble du territoire asiatique.
- 7 La typologie proposée pourrait être discutée, particulièrement pour le Cambodge. Cependant, nous ne (…)
7Dans un contexte dominé par l’autosubsistance, les Dragons (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour, Taïwan) furent les premiers à enclencher la révolution capitaliste au cours des années 1960 et après des soubresauts pendant la décennie 1950). Les Tigres sud-est asiatiques (Indonésie, Malaisie, Philippines, Thaïlande) les suivirent au cours des années 1970-1980 et enfin les Démocraties populaires (Cambodge7, Chine, Laos, Vietnam), l’Inde et la Birmanie à partir des années 1980 et surtout 1990. Les transformations parfois séculaires ailleurs s’opèrent en quelques décennies en Asie et deviennent observables « in vivo ». De la même façon, la dynamique accélérée de croissance et d’ouverture internationale résulte directement de l’approfondissement de la place du capitalisme sous différentes formes au sein de l’espace asiatique, quand il ne s’agit pas, pour certains des pays d’Asie du Sud-Est socialistes et/ou dits « enclavés » (Vietnam, Laos, Cambodge), de sa naissance-même et de son déploiement. Les conditions politiques de ce déploiement sont essentielles à analyser pour saisir ces mutations.
8Parmi les observations possibles, nous mettrons l’accent sur l’importance de l’État. D’une part il met en place les conditions institutionnelles nécessaires à l’épanouissement du capitalisme dans sa forme agraire notamment, et d’autre part, il impose des programmes d’industrialisation. Par son action, il est alors qualifié d’État développeur, il porte autoritairement des programmes pour atteindre un objectif, il planifie et il noue des alliances politiques à dessein.
1. 1. « Capitalisme agraire » : marchandisation du travail et de la terre
- 8 Le capitalisme agraire indonésien (les grandes plantations) est une des facettes du capitalisme ind (…)
- 9 L’exemple du Laos ou du Cambodge illustrerait également très clairement les transformations institu (…)
- 10 Mobile de gain tel que défini par K. Polanyi dans les deux ouvrages cités.
9L’observation des États-Unis et de l’Europe à partir de la fin du xixe a servi de terreau à la théorie de la Régulation. Pour autant, les questions liées aux premiers pas du capitalisme et à la création du salariat ne constituaient pas son premier objet de recherche : les questions spécifiques à la genèse des régimes capitalistes préoccupaient davantage les classiques. Dans ce numéro, l’article de S. Barral occupe une place singulière à ce titre, dans la mesure où il montre comment les transformations institutionnelles permettent la création d’un « capitalisme agraire8 ». Il se penche sur les modalités de construction des marchés de la terre et du travail en Indonésie9. Les transformations institutionnelles créent un droit de propriété reconnu nationalement en rupture avec les modalités traditionnelles d’accès au foncier. Le foncier devient alors une marchandise avec un prix de marché et, le marché, conjugué aux droits de propriété, devient un tiers indispensable pour accéder à la terre. Le marché du travail repose également sur le droit du travail. Il donne au salarié un statut et ainsi le travail est mobilisable par les planteurs. Ce constat n’est pas original et rappelle sous une autre forme, d’une part les enclosures présentée dans le livre 1 du Capital et d’autre part la théorie des marchandises fictives de Polanyi (1996). D’ailleurs, les mécanismes à l’origine du mobile de gain10, l’énergie du capitalisme, sont également illustrés dans l’article. Celui-ci montre que l’occupation « traditionnelle » du foncier ne laissait pas de place à la notion de prix de marché : au départ les occupants ne mettaient pas en relation le prix monétaire lié à la cession du foncier avec le pouvoir d’achat sur les marchés procuré par la vente de parcelles : ils cédaient ces dernières contre des biens marchands à un taux d’échange totalement décalé des prix de marché. Ensuite, progressivement, l’apprentissage de la nouvelle norme a transformé leur comportement et ils se sont mis à vendre leurs terres à un prix plus directement en relation avec le marché. Avant la construction des marchés de la terre et du travail, ces deux éléments n’étaient pas comparables selon une norme homogène. Ils ne le deviennent qu’une fois devenus marchandises. Il est alors possible de sommer le coût qu’ils représentent pour l’acquéreur pour l’opposer aux recettes monétaires issues de la mise en valeur de la terre par le travail. La différence entre recettes et coûts génère le profit (le gain) et elle assure la reproduction et la prospérité de l’unité. Dans ces conditions, rien n’étonne si le profit, le mobile de gain, devient le nouvel objectif qui norme et oriente le comportement des agents dans ces sociétés nouvellement capitalistes. Ces points de l’analyse de S. Barral confirment des propositions théoriques largement vérifiées, elle n’en est pas moins roborative pour autant. L’originalité introduite par l’auteure provient de la mise en évidence formelle d’articulations entre les marchés de la terre et du travail. En Indonésie, la terre passe du statut de non-marchandise à celui de marchandise à partir des années 1980. Ce nouveau cadre institutionnel offre aux salariés des grandes palmeraies l’accès à la petite propriété terrienne grâce au changement de statut de la terre ; aux ressources monétaires dont ils disposent et aux facilités liées à leur statut. Les articulations entre les marchés du travail et de la terre occupent une place centrale pour le capitalisme agraire indonésien. Ce mode d’organisation offre aux salariés une sécurité, un complément de salaire et une « retraite ». Leur force de travail coûte moins cher aux entreprises et le turn-over est moindre. Si le changement de statut de la terre n’offrait pas aux salariés la possibilité d’accéder au foncier, la force de travail serait supérieure et les profits en seraient diminués d’autant.
- 11 Voir en particulier Guillou (2006).
10En termes régulationnistes, dans les grandes plantations le rapport salarial « intègre » la marchandisation de la terre. Les profits générés par le capitalisme agraire indonésien se constituent pour partie grâce à la transformation institutionnelle d’un élément naturel, la terre. Certes, la présentation de ce fait stylisé aplatit les nuances clairement établies dans l’article. La force de négociation des salariés, la place laissée à l’entreprise dans le modèle social (analogie avec le « paternalisme japonais » de Boyer (2007), déterminent également le rapport salarial et entretiennent la diversité des modèles (plantations anciennes ou récentes). Cependant, quel que soit le niveau de diversité, le modèle général basé sur l’articulation des marchés (travail/foncier) est intéressant et il renvoie aussi directement à la place de l’État : les transformations institutionnelles qu’il porte (droit foncier et droit du travail) enclenchent une mutation de l’ordre économique indonésien, permettant à un type de capitalisme agraire de prendre corps. En Malaisie depuis le début du xxe siècle ou dans les dernières décennies au Vietnam, au Cambodge et au Laos, le processus de marchandisation de la terre joue également un rôle central dans les mutations des systèmes économiques11.
1. 2. Capitalisme et late industrialization : États développeurs et jeux politiques
- 12 (Amsden, 1989, 2001 ; Chang, 1994). Les travaux initiés par l’économiste malaisien K. S. Jomo ont a (…)
- 13 Ce terme d’État développeur fera l’objet d’articles dans le dossier suivant (du n° 15, 2014 de la R (…)
- 14 On citera notamment P. Judet, M. Vernières, J-R. Chaponnières, J.-M. Margolin, M. Fouquin, J.-M. Fo (…)
11Le rôle de l’État est clairement démontré dans le processus de mise en forme d’un capitalisme en Asie depuis les années 1950. Cette intervention est particulièrement étudiée pour l’industrialisation des late comers d’Asie, qu’A. Amsden appelle ironiquement « The Rest » : les pays d’Asie orientale ont pu s’appuyer pour fonder leur industrialisation et leur croissance sur des connaissances et des technologies éprouvées à la faveur de politiques industrielles très construites12. Ce rôle a donné naissance au concept de l’État développeur. Sans revenir longuement sur sa définition et sur les débats suscités par la publication du East-Asian Miracle (1993) de la Banque mondiale13, nous nous bornerons à rappeler que d’A. Amsden ou R. Wade à de C. Johnson à S. Lall ou K. S. Jomo, sans oublier les contributions françaises dès cette époque14, les travaux sur le développement asiatique ont démontré de manière approfondie l’implication déterminante de l’État. Celui-ci est intervenu à la fois dans les politiques industrielles, l’ouverture aux IDE sous conditions, les politiques de taux d’intérêt, de change visant à la stabilité des cours afin de construire politiquement l’insertion dans la mondialisation. Ce en quoi le travail d’Ha-Joon Chang, auquel ce dossier double a réservé un entretien, a joué un rôle de passeur remarqué. Le commentaire de J. Cartier Bresson du numéro du Journal of Institutional Economics axé autour de la contribution de H-J. Chang, 2011 contribue aussi au débat.
12Mais (re)dire que l’État intervient et décrire les canaux de l’intervention dans l’économie n’épuise pas l’extrême complexité analytique d’un jeu politique le plus souvent national. Ce qui signifie donc, dans la perspective régionale qui est la nôtre, des possibilités démultipliées. Dans ce dossier, nous montrons que la régulation économique passe par des prises de positions politiques qui sont souvent des jeux de miroirs politiciens. C’est ainsi qu’il est possible de qualifier les faux semblants vietnamiens face aux souhaits de la Banque mondiale lorsque l’institution financière cherche à reprendre à son compte la réussite économique du pays (c’est-à-dire mettre au compte de ses prescriptions judicieuses et efficaces la croissance vietnamienne de la dernière décennie – cf. J.-P. Cling et al., dans ce numéro). Il en est de même du rôle de l’État à travers les entreprises chinoises en Afrique ; du dilemme du prisonnier opposant la Chine et les USA face aux décisions à prendre en matière de lutte contre le changement climatique (Cf. J.-P. Maréchal dans ce numéro) ou encore du jeu du pouvoir malaisien avec l’Islam pour maintenir une certaine cohésion sociale au niveau de la communauté malaise, condition à la fois de la poursuite du développement économique sur les bases en cours et du maintien de la domination politique du parti UMNO (Cf. D. Delfolie, dans ce numéro).
13Tous ces exemples circonstanciés traduisent les marges de manœuvre que, dans la mondialisation libérale longtemps servie sans partage par le consensus de Washington, les pays d’Asie, dans leur majorité, se sont données et ont tournées à leur avantage. Là manifestement, la montée en puissance chinoise redonne du poids à la décision politique et à sa légitimité dans les arbitrages économiques. Après le consensus de Washington, le tournant néo-institutionnaliste des institutions financières internationales achoppe à son tour sur la réussite économique asiatique associée à des mauvais classements sur l’échelle de la corruption, la transparence ou le respect des règles de droit. Entrer dans la logique politique des États pris isolément s’avère parfois un détour long mais indispensable pour comprendre l’économie politique de ces cohérences, hors des canons de la nouvelle orthodoxie du développement.
1. 3. Autoritarisme, politiques de développement et diversité des capitalismes
- 15 Ceci semble susciter une certaine urgence éditoriale, la dernière née des collections sur l’Asie da (…)
14Le continent asiatique se transforme : sa population, jeune, augmente vite ; l’urbanisation y est galopante ; les échanges commerciaux au sein des pays, entre les pays asiatiques et avec le reste du monde explosent. L’Asie semble être l’un des moteurs et l’un des lieux, à la fois pour elle-même et pour le reste du monde, de transformations les plus fortes15. Mais, paradoxe de ce rôle moteur de l’accélération du monde, la stabilité politique semble être l’autre caractéristique de l’économie politique asiatique : en Asie, l’expression et les conséquences politiques de ces transformations économiques sont loin d’être les plus radicales.
- 16 Timor-Leste analysé par Cabasset (2012).
15Soulignons que le jeu politique y fonctionne très fortement en tant que stabilisateur social. Stabilisation par le maintien de l’emprise du parti unique en Chine, au Vietnam et au Laos ou encore stabilisation en Malaisie à travers l’institutionnalisation d’un un islam malais permettant de faire tenir la société malaisienne sur les bases idéologiques conservatrices d’une tradition sans cesse réinventée et conciliables avec l’essor du capitalisme (cf. l’article de D. Delfolie). Les pays de l’ASEAN dont les régimes sont pluripartites n’en sont pas moins caractérisés par une longévité remarquable des partis en exercice et parfois une étonnante continuité du pouvoir (Indonésie, Malaisie, Singapour). Ainsi, les récentes élections générales du 5 mai 2013 en Malaisie ont-elles vu l’UMNO, le parti au pouvoir depuis la fin des années 1950, reconduit une nouvelle fois à la tête de l’État. La stabilité nationale demeure souvent l’enjeu principal des élections, comme ce fut le cas au Timor-leste en 201116, en Thaïlande (2012) ou au Cambodge. On pourrait penser que l’ouverture de la Birmanie (qui n’est pas directement étudiée dans ce numéro) se joue aujourd’hui, là aussi, dans la continuité plus que dans la rupture.
16La stabilité politique, passant par de l’autoritarisme dans certains États, reste certes à nuancer par la mise au jour de nombreuses tensions, conflits à des échelles locales (entreprises, régions montagneuses, zones rurales avec des jacqueries paysannes) ou selon des mouvements de la société civile en réseaux (mouvement libertarien notamment, Alles, 2012). Cependant, ces mouvements, parfois issus des transformations socio-économiques en cours et qui viennent perturber localement la stabilité politique, ne sont pas en mesure, pour le moment, de remettre en cause la stabilité globale qui résulte de compromis sociaux complexes.
- 17 Et c’est là un trait de différence majeure (et sans cesse souligné) avec l’Inde démocratique en Asi (…)
17Étudiant les conditions politiques de l’essor du capitalisme, on est souvent confrontés en Asie orientale à l’autoritarisme des États17. Déjà, Max Weber s’intéressant au capitalisme en Asie en faisait une caractéristique centrale. Et B. Hibou y voit une raison majeure pour conduire la critique du concept d’État développementaliste qui est aussi une rhétorique mobilisatrice et qu’il ne s’agit en aucun cas d’idéaliser (Hibou, 2011). La question se pose donc de l’appréciation scientifique en nuance et en finesse des gouvernements d’Asie sur un registre politique : elle parcourt tout le dossier. Bureaucratie et secteur privé, personnel politique et monde de l’entreprise s’articulent dans des configurations nombreuses et complexes largement étudiées depuis la fin des années 1990, que ce soit sous l’angle de la science politique ou de l’économie politique. Dans son introduction, F. Bafoil revient sur la variété des appellations auxquelles l’investigation de ces relations a pu donner lieu, et dont on n’a pas toujours d’équivalent stabilisé en français : tel l’erzatz capitalism pour décrire un système qui a plus l’apparence de capitalisme (prélèvement et appropriation du profit par un groupe réduit) que ses capacités productives (Yoshihara, 1988), ou encore crony capitalism, le capitalisme népotique ou capitalisme « des copains ».
18Ces terminologies ont moins pour objet le système articulant la dynamique d’accumulation, ce que la théorie de la régulation désigne comme le régime d’accumulation et la logique de la répartition et de l’utilisation du revenu (régime de demande), que la désignation d’un écart à ce qui serait une norme implicite du « vrai capitalisme », que l’on peut supposer être le capitalisme anglo-saxon. Mais la théorie régulationniste, que vient corroborer l’étude en économie politique des systèmes économiques asiatiques démontre plutôt que cette norme est une illusion et ne s’applique nulle part : la diversité des capitalismes est un fait, que l’on peut théoriser et qu’il s’agit dans ce numéro de continuer à explorer.
19L’Asie peut se caractériser par la coexistence de plusieurs formes du capitalisme : semi-agraire en Indonésie ; capitalisme-ville à Singapour et Hong Kong, industriel tourné vers les exportations en Malaisie et en Thaïlande (Boyer R., Uemura H., Isogai A., 2012). Chacune de ces formulations peut-être à son tour reprise et complétée voire critiquée pour ses insuffisances et les approximations que véhicule ce très haut niveau d’abstraction.
20Par exemple, pour discuter de ces catégories, prenons un pays central de l’ASEAN comme la Malaisie. Elle appartient à la fois à la catégorie « capitalisme semi-agraire » de l’Indonésie et à celle du « capitalisme industriel tourné vers l’exportation » comme la Thaïlande. De plus, cette dernière catégorie n’épuise en rien la réalité du capitalisme malaisien en raison de la place tenue par l’État dans le système productif. En Malaisie en effet, l’exploitation des ressources naturelles fut la première source de devise et l’alpha et l’oméga de la conjoncture économique jusqu’aux années 1970 (caoutchouc, étain puis huile de palme dont le pays est le deuxième producteur mondial et le premier exportateur) n’a-t-il pas largement de quoi être rangé aussi du côté du capitalisme semi-agraire indonésien ? D’autre part, en Malaisie, l’État est un acteur producteur important (et même majeur en ce qui concerne la phase de décollage à partir de 1971 jusqu’aux privatisations engagées à partir des années 1990, toujours essentiel dans la régulation de la conjoncture et l’investissement). Or, tel n’est pas le cas de la Thaïlande. Attribuer la même étiquette aux deux pays n’a dès lors pas grand sens, puisque leur insertion dans la mondialisation et la concurrence internationale ne repose ni sur les mêmes institutions, ni sur les mêmes régulations.
2. Nouvelles perspectives théoriques : les pistes ouvertes par l’économie politique de l’Asie
2. 1. Étoffer les liens avec l’histoire et les Asian Studies
21Les différents textes du dossier proposent des niveaux d’abstraction différents pour penser le capitalisme, les conditions de sa mise en place, sa dynamique, son extension, sa régulation, à travers l’Asie et en particulier l’Asie du Sud-Est. Leur exploration s’enrichit des travaux obliques, que l’on emprunte à la tradition orientaliste, qui partent des monographies nationales et s’appliquent à en comprendre la logique interne, sociale et économique, et les cohérences. Le croisement avec les résultats de la géographie, en particulier le transnational et le maritime sera mis en relief afin de s’en inspirer pour mieux penser l’articulation des échelles d’analyse.
22Comprendre et décrire la diversité des capitalismes en Asie revient à s’intéresser aux cohérences institutionnelles nationales : elles se nouent entre les formes institutionnelles que sont le rapport salarial, les formes de la concurrence, la monnaie et le crédit, l’insertion dans la division internationale du travail et la relation État-économie. Pour connaître ces formes largement idiosyncratiques, la référence à l’histoire nationale a longtemps été jugée indispensable par la théorie de la régulation : le lien entre la théorie de la régulation et cette discipline est ainsi à la fois singulier et essentiel.
- 18 R. Boyer (1989) invitait ainsi l’économie et l’histoire à des rapprochements renouvelés.
- 19 Noureddine El Aoufi (2009) évoquait l’idée d’un rendez-vous intellectuel manqué.
- 20 Selon B. de Tréglodé, directeur entre 2008 et 2012 de l’Institut de recherches sur l’Asie du Sud-Es (…)
23Si le cadre de base dont la théorie de la régulation ne s’écarte pas est l’étude de la dynamique des principales grandeurs économiques nationales (croissance, investissement, consommation, inflation, chômage, productivité etc.), en revanche, là où elle se distingue c’est dans sa manière de considérer la dynamique comme un processus historique et non en la limitant au déplacement de l’équilibre général, y compris au sens keynésien (Billaudot, 2002, p. 209). En ce sens, cette théorie est en mesure de dialoguer avec les autres sciences sociales dont elle partage la conception dominante du temps, orienté et irréversible et non pas mécanique et réversible. De là est issue la proposition qu’il n’existe pas de loi générale de la dynamique macroéconomique : celle-ci est à chaque fois située et relative aux institutions en place dans le pays considéré, ce qui ouvre la voie du dialogue avec non seulement l’histoire18 mais aussi la sociologie critique, dont elle partage le concept cardinal d’historicité. De nombreux chercheurs en développement furent fortement marqués par cette ouverture programmatique à l’histoire, rendue opérationnelle notamment par le biais de l’outil heuristique de la périodisation. En cela, la théorie de la régulation, pour l’économie du développement, a représenté un champ d’application idéal bien que peu, voire trop peu, parcouru19. Il faut cependant noter que le présent numéro ne s’inscrit pas explicitement dans le champ des development studies car, finalement, rares sont les auteurs travaillant aujourd’hui sur l’Asie qui s’en réclament. Réciproquement, les gouvernements des pays d’Asie du Sud-Est récusent actuellement le discours développementaliste et plus encore tiers-mondiste à leur égard20.
- 21 Les Asian studies s’interrogent elles-mêmes sur leur évolution et leur restructuration. On peut y v (…)
- 22 Reprenant la formule de J.-C. Simon dans une lettre de l’AFRASE (Association française de recherche (…)
- 23 Le doute est de mise sur l’existence même de l’Asie depuis l’affirmation provocante de Pierre Gouro (…)
- 24 À noter que l’ASEAN en tant qu’intégration régionale ne fait pas l’objet d’un article à part entièr (…)
24Cependant, l’étude des transformations asiatiques sortant du contexte européen et américain et de leurs historiographies bien établies, elle dépend largement d’une littérature dominée par la recherche issue de la production scientifique coloniale, aujourd’hui encore très peu indigène (du moins est-ce le cas pour l’Asie du Sud-Est où la construction d’une tradition nationale de sciences sociales est très récente, voire encore embryonnaire), que l’on nomme études orientalistes ou encore Asian Studies. C’est donc auprès d’elles que les recherches menées dans le sillage régulationniste doivent aller s’alimenter. De ce fait, ce double dossier « Économie politique de l’Asie » souhaite constituer un trait d’union entre l’économie politique d’une revue française d’économie généraliste et les Asian Studies, si bien développées et défendues dans les cercles académiques anglo-saxons et asiatiques par des instituts de recherche, des réseaux, des collections et des revues21. St. Dovert notait dans Réfléchir l’Asie du Sud-Est (2004) que très peu de laboratoires d’économie intégraient des axes spécifiques sur ce sujet et que la plupart des thèses ou ouvrages d’économie sur l’Asie du Sud-Est portaient « sur l’Asie sans le savoir »22, autrement dit sans y prêter une attention particulière, par exemple à travers des données de panel. De même qu’ils pouvaient traiter de l’Asie du Sud-Est « sans le vouloir », c’est-à-dire sans intention particulière portée à la région, ni sans prétendre à une capacité explicative afin d’enrichir la connaissance scientifique de cette zone. À l’opposé de cette attitude surplombante et dé-territorialisée, les travaux d’économie politique ici présentés ont fait le choix de l’objet asiatique. Choix assumé, même si aucun ne prend l’Asie comme un tout cohérent (qu’il n’est pas), ni comme un ensemble géographiquement et conceptuellement formé23, pour se concentrer sur une zone, un pays ou un sous-espace régional24.
2. 2. Les pistes géographiques : intégration régionale et phénomènes transnationaux
25La situation de carrefour régional et la dynamique forte d’insertion dans la mondialisation soulève des questions nouvelles car les économies asiatiques sont de plus en plus connectées entre elles, de même qu’elles le sont avec le reste du monde.
26Ces questions ont déjà commencé à être abordées de manière approfondie par la géographie, française en particulier. Cette discipline a en effet inscrit les transformations de l’Asie au cœur de ses débats disciplinaires à la fin des années 1990, lorsque le découpage des volumes d’atlas de la géographie du monde entre Asie du Nord et Asie du Sud-Est (Brunet, 1994, 1995) est apparu obsolète sur le plan de la géographie humaine. En a émergé le programme NORAO sur les nouvelles organisations régionales en Asie orientale articulant délibérément les deux espaces Nord et Sud, à la fois au niveau des identités territoriales (héritages coloniaux et impériaux ; représentations de l’Asie par elle-même ; impact du communisme ; relations extérieures) et les intégrations régionales (Pelletier, 2004) et (Taillard, 2004). Les entrées proposées pour l’analyse de ces intégrations (ici au pluriel) sont multiples : l’intégration s’effectue par les réseaux et les flux, par l’industrialisation et la grande distribution ; elle peut être lue comme étant d’abord maritime ou continentale ; elle met à jour des espaces transfrontaliers (comme les métropoles de Hong Kong et Singapour) et transnationaux (triangles de croissance, programme du Grand Mékong) par des relations qui échappent à la lecture stato-centrée (exemple de Taïwan au sein de la zone Asie-Pacifique, que l’on retrouve dans ce numéro avec l’article de Gerbier et Chiang). Cette production scientifique a donné matière à tous les manuels de géographie et de géopolitique de l’Asie qui ont été publiés depuis (Bruneau, 2006).
27On sait que la Chine a pris la tête des exportations mondiales à la fin de la première décennie des années 2000. Mais la mise en perspective régionale de cet essor est instructive : elle montre que la Chine a dépassé d’abord l’ASEAN à la fin 2003, puis le groupe constitué par les NPI de la première génération, les 4 dragons, à la faveur de la crise mondiale de 2008.
Figure 1. Volume des exportations d’Asie orientale de 1990 à 2012
28Cet essor tient non seulement à la compétitivité prix de ses produits qui ont conquis très rapidement les marchés étrangers (textile, jouets, électronique) mais aussi à l’éclatement de la chaîne de valeur au sein de l’espace asiatique, les IDE intra-régionaux engendrant de nouveaux flux commerciaux (en particulier dans l’électronique et l’automobile) (Salama, 2012). Pour certains économistes rejoignant les conclusions des géographes, l’espace d’intégration économique le plus pertinent pour l’économie politique internationale est de ce fait celui qui va de la Chine à l’Indonésie, autrement dit l’ASEAN+5 (i.e. Chine, Hong Kong, Japon, Taïwan, Corée du Sud).
29L’intégration régionale peut être mise en relief par l’évolution de la part des exportations que ces partenaires régionaux consacrent à la Chine.
Tableau 1. Part des exportations avec la Chine (principaux pays d’Asie) 2005-2010
- 25 China-Asean Free Trade Agreement.
- 26 Le CAFTA (Chine-ASEAN) porte sur un marché potentiel de 13 millions de km2 et 1,9 milliards d’indiv (…)
30On observe que l’Asie du Sud-Est joue son propre rôle dans ce grand basculement économique. Il devrait encore s’accélérer par la création de la zone de libre-échange entre la Chine et l’ASEAN, le CAFTA25, entré en vigueur au 1er janvier 2010, institue la première zone de libre-échange que la Chine réalise avec d’autres pays. Elle consiste à abolir des droits de douanes pour 90 % des biens échangés entre la Chine et l’ASEAN. Elle se déploie suite à la mise en place de la zone de libre-échange intra-Asean, l’AFTA26. Ces accords commerciaux poursuivent et accélèrent l’essor des échanges internationaux dans la région. La vitesse à laquelle les cartes du commerce régional ont été redistribuées est extraordinaire : la crise mondiale de 2008 constitue le point d’inflexion d’un changement dont les effets commerciaux sont d’ores et déjà mesurables : l’effondrement de la demande occidentale a logiquement conduit au développement relatif du commerce intra-asiatique.
31Dès lors, on peut juger que l’une des clés d’intelligibilité de l’économie politique asiatique repose aussi sur l’intégration régionale. La prise en compte de l’échelle régionale et de l’articulation des échanges en son sein devient nécessaire, afin de décrire et comprendre les évolutions à l’intérieur de l’espace économique de plus en plus intégré de l’Asie orientale. En revanche, ce processus d’intégration est beaucoup plus complexe que ne l’envisage généralement l’économie à partir du cas européen ou sud-américain, en raison notamment de la place cruciale de la mer comme vecteur de ces échanges, dans l’histoire longue d’une part, peut-être à nouveau dans la période la plus récente (Gipouloux, 2009), entre ports et entre régions côtières. En raison aussi des ruptures géo-historiques constituées par les fermetures et contrôles aux frontières au sein d’un espace longtemps clivé par la géopolitique.
- 27 Même si elle cherche depuis longtemps à intégrer la dimension territoriale, à travers la régulation (…)
32Plaçant ces économies au croisement de flux internationaux et transnationaux, l’intégration régionale asiatique réclame de la théorie économique des renouvellements car la théorie de la Régulation, comme la macroéconomie d’inspiration keynésienne dans son ensemble, a pour « espace naturel »l’État-nation (Saillard, 2002, p. 285). L’échelle privilégiée pour des raisons théoriques (le bouclage du circuit macroéconomique), de catégorisation et de disponibilité statistiques (les agrégats interdépendants : production, consommation, épargne, investissement, inflation) est bien l’économie nationale : comme les penseurs classiques, les auteurs régulationnistes mais aussi tous les hétérodoxes à prédilection méthodologique holiste (keynésiens -ex et néo-, structuralistes, néo-structuralistes, dépendantistes) ont privilégié cette échelle. Elle a en effet la vertu d’associer tout à la fois la nation, son droit, sa souveraineté et ses classes sociales, son régime politique et le système politique à l’œuvre, sa balance des paiements et sa conjoncture économique, son État central et sa bureaucratie voire son Commissariat général au Plan ou son MITI. Depuis l’accélération des échanges commerciaux au lendemain de la seconde guerre mondiale, mais certainement plus encore depuis l’essor de l’activité des entreprises multinationales, et la financiarisation, d’autres échelles et d’autres logiques que celle de l’État nation sont repérées. La théorie de la régulation elle-même, avec la notion de « régime international » aux définitions plurielles a cherché à conceptualiser l’articulation de trend de longue période et de système institutionnel assurant la régulation des déséquilibres de l’économie internationale27.
33Mais l’Asie suscite encore bien d’autres questionnements et métaphores, que l’idée de régime international ne traduit nullement : nous allons présenter ici les notions de connectivité, et, à partir de différents exemples, de transnational pour illustrer ces nouvelles questions et témoigner de la fécondité des relations à approfondir avec la géographie.
34Le terme de connectivité fait son apparition pour décrire la qualité des liaisons contenues par l’intégration régionale : ce terme (flou au demeurant) a émergé au sein des membres de l’ASEAN dans le cadre des différents plans mis en œuvre pour construire une communauté économique de l’ASEAN d’ici 2015. Selon le Master Plan on ASEAN Connectivity (MPAC), on appelle connectivité l’ensemble des liens physiques, institutionnels et de personne à personne intervenant au sein de l’intégration régionale. Les éléments-clé de la connectivité sont les infrastructures, les règles et procédures de facilitation du commerce, la mobilité des populations. Pour Ruth Banomyong, la connectivité doit se penser à partir du modèle de la chaîne logistique : la vitesse de connexion le long de la chaîne logistique est déterminée par celle du maillon le plus faible (frontière longue à franchir, vitesse du transport dépendant de la qualité des routes, changement modal : transport maritime-fret) (Banomyong, 2012). Le programme GMS par exemple cherche à réduire au maximum les points de frottement le long de cette chaîne, afin d’atteindre la meilleure connectivité. L’ASEAN identifie comme secteurs essentiels de la connectivité les transports, l’énergie, les nouvelles technologies de communication et le tourisme. La propriété de connectivité est jugée nécessaire et suffisante à la fondation des trois piliers de la communauté ASEAN (économie, sécurité et pilier socio-culturel). Nathalie Fau traduit cette notion en termes de géographe par la mise en réseau des territoires, ce qui suppose de relier des routes et des lieux entre eux (lutter contre l’enclavement et la marginalisation) ; proposer des routes alternatives (soit un autre itinéraire, soit un autre mode de transport) afin de réduire la vulnérabilité d’accessibilité d’un espace face au risque de rupture des maillons d’un réseau et afin de diminuer les barrières tarifaires et non-tarifaires à la circulation.
35L’intégration régionale s’effectue aussi à travers des phénomènes transnationaux que les statistiques nationales ne saisissent pas. Pour les décrire, nous allons évoquer l’exemple du programme du GMS, des zones franches et des triangles de croissance qui donnent lieu à une abondante littérature en géographie.
2. 2. 1. L’intégration continentale au sein de la péninsule indochinoise : GMS
- 28 À la suite du programme Norao, dans une perspective comparatiste, cette question théorique a donné (…)
36On peut évoquer d’abord le vaste programme de développement dirigé par la Banque asiatique de développement depuis les années 1990 concernant la péninsule indochinoise dans son ensemble. Ce programme de la Greater Mekong Subregion (GMS) est abordé dans ce numéro par F. Bafoil dans son article consacré aux États les plus pauvres de la région d’Asie orientale, le Cambodge et le Laos. GMS vise à renouveler l’intégration régionale au sein de la Péninsule indochinoise après les fermetures de la guerre froide. Le programme est largement porté par les investissements chinois et l’entrée des produits sur les marchés des pays les plus pauvres de l’Asie orientale. Elle est soutenue par les investissements publics et l’aide internationale dans les infrastructures de transport, corridors de développement, au nom de la connectivité et du désenclavement de la péninsule indochinoise (Taillard, 2009). Mais la distinction classique entre Asie du Sud-Est continentale (Péninsule indochinoise) et maritime (monde malais) tend à son tour à être remise en question par les géographes28.
2. 2. 2. Zones franches et triangles de croissance
- 29 Bost (dir.) (2010). Comme cet atlas, nous employons ici le terme de zone franche de manière génériq (…)
37Parmi les contributions des géographes à la connaissance des phénomènes d’intégration régionale transnationaux, on peut encore citer l’étude approfondie des zones franches, en particulier des zones franches industrielles concentrées en Asie (la Chine polarisant à elle seule plus de ¾ des emplois et des investissements)29 sachant que les enclaves des zones franches industrielles sont souvent mieux intégrées aux pays d’origine des multinationales présentes qu’à l’hinterland et au tissu économique local. Plus complexes encore à décrire, des parcs industriels en zones franches binationales sont apparues depuis peu entre la Chine-Singapour (Suzhou, circa 1997 ; Tianjin, 2003) et entre la Chine et la Malaisie (Kuantan, 2013). Moins connue des économistes est l’intégration transnationale des « triangles de croissance » qui sont des territoires transfrontaliers très intégrés sur le plan de la main d’œuvre, du trafic maritime ou des flux financiers, mais qui se situent en-deçà des espaces économiques nationaux. Dans le détroit de Malacca, ils sont issus de la coopération économique régionale de trois États (Singapour-Malaisie-Indonésie ou Malaisie-Indonésie-Thaïlande, cf. carte 1). La carte superpose la route maritime internationale majeure du commerce de containers (flux méridiens), elle-même d’origine très ancienne (reliant la Chine à l’Inde et l’Europe à l’Extrême-Orient) aux routes maritimes régionales, multiples, très dynamiques (flux transversaux) et aussi inscrites dans l’histoire longue de la région. N. Fau a également procédé à la comparaison de Malacca avec le détroit de Formose, situé au nord de l’Asie orientale, plus haut sur la route de circumnavigation des containers.
Carte 1. Les triangles de croissance dans le détroit de Malacca.
N. Fau, « Le détroit de Malacca : une mer intérieure », Réseau Asie, 2-2011 (© 2011 / N. Fau)30
2. 2. 3. Réseaux chinois
38Parmi les autres phénomènes accompagnant les transformations économiques transfrontières, le rôle des réseaux chinois est crucial. Si tout laisse à penser que présence et influence chinoises ont vocation à s’intensifier dans la région à l’avenir, le vecteur des réseaux transnationaux est essentiel. Ils s’inscrivent dans le droit fil d’une présence chinoise très ancienne en Asie du Sud-Est, que ce soit les Chinois d’outre-mer venus très nombreux durant la période coloniale et via les réseaux maritimes du commerce du xve au xviie, ou les caravaniers musulmans chinois. La diaspora chinoise dans l’économie régionale a d’ailleurs été longuement étudiée. Mais ses modalités et les lignes de force géographiques des liens économiquement déterminants sont aussi en transformation comme le montre D. Tan pour le Laos, étudiant ces filiations et mettant en relief le renouveau de ces réseaux et leur nouvelle géographie. Les réseaux transnationaux chinois au Laos, comme sans doute en Afrique, sont favorisés par le cadre néolibéral des années 1990-2000. Et ils seraient en retour porteurs d’une libéralisation plus poussée, notamment au niveau des Zones économiques spéciales. Pour D. Tan (2012), le gouvernement laotien n’aurait lui-même rien à craindre de son immense voisin et plus puissant allié. La contrepartie en est la puissance économique de ces réseaux et leur accès à la rente. Les effets induits, économiques et sociaux, apparaissent déjà, par exemple au Laos où, sous l’effet des nouveaux axes de transport et des investissements chinois, des usines se créent dans des villes provinciales générant exode rural et expropriations : on assiste à la prolétarisation des paysans sous l’effet de l’ouverture de l’économie laotienne au voisin chinois (Bouté, 2012).
2. 2. 4. Méditerranée asiatique
39Pour décrire ne serait-ce que les liens économiques qui se déroulent au sein d’une Asie mondialisée et internationalisée de très longue date, on retient généralement l’image de « la Méditerranée asiatique » d’inspiration braudélienne. C’est ce dont traite F. Gipouloux (2009), reprenant, en la décalant vers le nord-est la métaphore et la grille d’intelligibilité de D. Lombard (1991): ce dernier, dans un monument d’érudition, Le Carrefour javanais, a décrit le système hiérarchisé des échanges dans l’histoire longue du monde malais où longtemps, les populations côtières, avec la mer comme seule séparation, étaient culturellement et sur le plan de la civilisation matérielle plus proches les unes des autres que des populations montagnardes vivant à l’intérieur des terres d’une même île ou d’une même péninsule, c’est-à-dire de ce qui deviendra la colonie ou plus tard l’État-nation. Ces deux auteurs démontrent que les circulations commerciales empruntent des chemins déjà tracés et balisés : depuis des siècles, les routes qui relient l’espace asiatique sont d’abord maritimes. F. Gipouloux permet au raisonnement d’intégrer désormais la période contemporaine et montre l’intérêt de dépasser le cadre national qui a perdu sa prééminence heuristique pour aborder ce qu’il appelle « l’Asie maritime », ouverte et commerciale là où l’Asie continentale de la Chine collectiviste ou du Japon de l’ère Meiji était autarcique. Toute la question de l’intégration régionale et de la régionalisation redevient pertinente dans ce contexte asiatique, que ce soit à l’échelle de la façade orientale de l’océan Pacifique, des détroits de Formose et de Malacca ou encore de la « mer de Chine du Sud » qui en réalité n’est pas tant chinoise que vietnamienne, philippine, cambodgienne, thaïlandaise et malaisienne. Les étapes, la structure et les hiérarchies au sein de cette intégration transnationale sont donc encore à décrypter.
40De surcroît, les travaux sur les intégrations régionales inspirés du modèle européen achoppent largement sur l’intégration régionale à multiples échelles autour de l’ASEAN dont le fondement juridique est loin d’être stabilisé à partir d’une soi-disant méthode du consensus caractéristique d’un « esprit ASEAN », recouvrant en réalité une vraie insignifiance institutionnelle et décisionnelle. L’État-nation n’a plus le monopole ni sur le plan conceptuel, ni sur le plan pragmatique de l’action efficace. Et pourtant, la force des États asiatiques est de savoir articuler l’international et le local : les formes de la concurrence n’ont pas, seules, la prérogative de cette articulation. Par exemple, l’ASEAN construit actuellement la politique monétaire commune (Jetin, 2009), (Jeong, Mazier, Saglio, 2012), de plus en plus en vue d’une stabilité politique mais noue des relations commerciales bilatérales (marquées du sceau des rapports de force politiques) plus que multilatérales : le principe de la concurrence non faussée est laissé de côté au profit de la connectivité. Mais il devient évident que, face à l’importance et la complexité des phénomènes de facto, la lecture pertinente de l’intégration ne peut se limiter à la mesure de flux macroéconomiques, pas plus qu’elle ne saurait se restreindre à l’examen à une échelle supranationale d’accords intergouvernementaux ou de transferts de compétences (rarissimes et sans cesse renégociés) : nos cadres d’analyse doivent se renouveler.
41Le jeu d’échelles n’est pas facile pour l’économie politique, là où les géographes sont experts ; la capacité à partir du terrain pour désigner l’objet d’interrogation (sa nature et ses contours) n’est pas non plus le fort d’une discipline dominée par le raisonnement théorique hypothético-déductif. Même si la théorie de la régulation veut parfois faire sienne la visée pragmatiste et retenir l’abduction comme méthode de construction de la connaissance, la réalité asiatique non seulement internationale et mondialisée mais aussi et surtout, à l’échelle des détroits ou de l’ASEAN, transnationale, nous force à admettre que, collectivement, nous en sommes encore très éloignés : non seulement dans nos pratiques, mais dans les outils conceptuels dont il faudrait disposer pour y parvenir.
- 31 La revue Annales géographiques, n° 671-672 (2010) fut d’ailleurs entièrement consacrée aux recompos (…)
42Nous avons proposé une illustration des problèmes méthodologiques que posent ces terrains économiques concrets. Il semble ainsi que les apports de la géographie offrent des outils pour amender et compléter l’appareillage analytique nécessaire à la compréhension des sociétés asiatiques contemporaines : une théorie économique surdéterminée par le cadre national aurait donc bien des difficultés à penser le régional d’une part, dont on a vu l’importance croissante à l’échelle asiatique, et surtout à conceptualiser le fait transnational dans complexité, car il n’est ni un niveau intermédiaire, ni un niveau supérieur à l’échelon national où s’articule de l’intergouvernemental et du supranational31.
2. 3. Articuler les échelles pour théoriser la tension entre l’homogénéisation par les normes de concurrence et la diversité des espaces nationaux et locaux
- 32 ADB (Asian Bank of Development) : http://www.adb.org/news/lao-pdr-expanding-electricity-access-boos (…)
- 33 http://www.fao.org/economic/ess/ess-publications/ess-yearbook/yearbook2012/en/
43La construction des capitalismes asiatiques participe activement aux processus de globalisation. Les marchandises circulent d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre et, à travers ces échanges, les différentes entités se connectent (cela n’exclut pas d’autres formes de connection). Les grandes entreprises d’État chinoises investissent en Afrique pour garantir leurs approvisionnements (cf. article de Pairault), l’agro-industrie indonésienne exporte l’huile de palme (cf. article de Barral), le Cambodge et le Laos attirent les investissements étrangers mais aussi, par des mesures préférentielles, certains touristes étrangers (cf. article de Bafoil). Le Laos se spécialise dans la production hydroélectrique pour l’exporter, l’industrie singapourienne repose sur le secteur pétrochimique et sur les activités de réexportation (le ratio export/PIB dépasse 200 %32). Le ratio : exportations de produits de technologie de l’information sur le PIB sont de 56 et 74 % respectivement pour la Corée du Sud et Taïwan. La Thaïlande et le Vietnam sont les premiers exportateurs de riz33, etc. Pour le producteur, la circulation de marchandises se traduit par une concurrence accrue mais aussi par de nouvelles opportunités. Pour le politique, saisir ces opportunités devient souvent un enjeu à l’origine de nombreuses réformes. L’exemple du Laos montre comment l’État redéfinit le cadre institutionnel. Il donne aux administrations locales une latitude pour qu’elles définissent une politique favorable à l’adaptation de certains agents économiques aux logiques de compétition internationale. L’État fédéral indien (cf. article de Kennedy et al.) redéfinit également son cadre institutionnel. La dimension nationale occupe toujours une place déterminante, mais elle délègue à l’administration locale plus de responsabilités d’un point de vue budgétaire et par rapport aux politiques de croissances. Ces réformes, tant en Inde qu’au Laos, entraînent un mécanisme de différenciation spatiale croissante au sein de l’espace national. Ainsi, un double phénomène s’opère : d’une part, les États mettent en œuvre des politiques pour imposer aux agents économiques des normes de concurrence internationales, un mécanisme d’homogénéisation se met en place ; d’autre part, pour s’adapter à ces normes « homogènes » et bénéficier du processus d’internationalisation, les réactions locales créent de la diversité. Cette reconfiguration amène une concurrence de plus en plus aiguë entre les entités locales qui vivent aussi en étroite collaboration. Les analyses présentées dans ce dossier spécial nourrissent cette idée et montrent que les dimensions locales, nationales, régionales et internationales sont à la fois très concurrentes et articulées.
2. 3. 1. Le régime de concurrence
44Les exemples précités d’échanges commerciaux illustrent les interdépendances contemporaines. Les marchandises circulent et avec elles, les normes de concurrence se recomposent à partir d’une norme internationale. Notre thèse ne défend pas une théorie qui verrait en la concurrence un phénomène nouveau. Depuis longtemps, sous de nombreuses formes, la concurrence touche de multiples sphères de la vie sociale, politique, sportive, artistique, etc., comme le montre le roman de Gang Peng, Artiste du peuple. Ces formes de concurrence toujours présentes se recomposent certainement. En revanche, une nouvelle norme prend beaucoup d’importance, elle se diffuse avec la circulation des marchandises et occupe désormais une place structurante qu’elle n’avait pas auparavant : la concurrence par les prix. Les producteurs veulent conquérir des marchés et se concentrent sur la compétitivité-coût. Cette logique de l’offre structure les choix des producteurs et compresser les coûts est un objectif premier (cf. le développement de mobile de gain, infra). Ce régime de concurrence ne touche pas seulement la sphère de la production, elle entraîne des réactions politiques destinées à « améliorer » la compétitivité-coût des producteurs. Pour les attirer, les administrations nationales ou locales rivalisent à leur tour et opèrent des choix pour diminuer la pression fiscale, alléger le coût de la force du travail, limiter le caractère coercitif des normes environnementales, etc.
45Concrètement, cette évolution se traduit par l’apparition d’un capitalisme prébendier des « casinos » qui profite d’un « rapport salarial » extrêmement favorable à l’entrepreneur pour diminuer le coût du travail et attirer une clientèle étrangère. Le cas du capitalisme agraire indonésien présenté supra illustre également cette logique. Marchandiser la terre permet de « rémunérer » pour partie le travail des ouvriers en dehors de l’entreprise, mais au profit de l’entreprise.
46Ce régime de concurrence tranche avec les régimes de concurrence monopolistique, administrée déjà identifiés par la théorie de la régulation (Boyer, 2004a). Dans un régime de concurrence prix, d’une part les producteurs sont isolés et « s’affrontent » pour conquérir les marchés et d’autre part, la norme se diffuse avec le développement des échanges commerciaux. Les marchandises circulent de plus en plus librement et la norme de concurrence devient internationale même si son acuité semble particulièrement forte en Asie (elle peut également être très forte sur d’autres continents). Cette internationalisation de la concurrence prix ne s’oppose cependant pas à la diversité des trajectoires. En effet, dans la mesure où les administrations opèrent des choix pour faciliter cette logique, elles mettent en œuvre des politiques très différentes et nourrissent ainsi la diversité des capitalismes. Ce régime de concurrence fait écho aux travaux de P. Dardot et C. Laval (2009) sur le néolibéralisme qui le décrivent avant tout comme un mode de gouvernance fondé sur la concurrence. Principe organisationnel déterminant, la concurrence peut s’appliquer aux agents privés comme aux services de l’État (même si, en dehors de la sphère des discours, l’influence du new public management semble ténue en Asie) et, organiser la concurrence devient une activité centrale de l’État dans les sociétés néolibérales (le modèle présenté ici traduit une tendance générale mais il est mâtiné des nuances, voire de niches où il ne s’applique pas).
2. 3. 2. Les articulations
- 34 Nous nous penchons sur un type d’articulations mais cela n’exclut pas la présence d’autres types d’ (…)
47La concurrence prix se construit à partir de la dimension internationale et se diffuse pour atteindre le local. Elle devient progressivement la norme et la compétition que se livrent les agents peut sembler hobbesienne à certains égards (cf. Bafoil, ce numéro). Malgré cela, elle n’a pas entièrement détruit le corps social et un niveau minimum de cohérence est maintenu. Parmi les vecteurs de cohérence figurent les articulations entre les dimensions précitées (d’international à régional, de régional à national et de national à local). Les articulations résultent de compromis, de rapports de force, de choix, d’actions politiques et permettent la circulation de marchandises de l’international au local en passant plus ou moins par les deux autres dimensions34. Le premier niveau d’articulation, de l’international au régional a deux facettes. L’international tel qu’il est institué par les organisations internationales perd de sa force en Asie depuis la crise de 1997 et les orientations de l’ASEAN évoluent vers une plus grande coordination des politiques économiques, budgétaires et monétaires (Figuière, Guilhot, Guillaumin, 2013). Les prescriptions de politique économique administrées par les institutions internationales (OMC, Banque mondiale, FMI) ne font l’objet que d’une attention feinte au niveau régional et le poids des orientations dictées par les bailleurs internationaux s’estompe. Les États asiatiques suivent surtout les prescriptions qui les intéressent, le Vietnam illustrant parfaitement cette tendance :
Another proof of this limited influence of the World Bank in policy decisions lies in the fact that on several occasions over the last two decades, the Vietnamese government refused to go ahead with reforms that the World Bank (and more generally the BWIs) tried to impose. At the end of the 1990s, Vietnam refused to launch a structural adjustment program, in spite of the significant and badly needed funding offered by the World Bank and the IMF. (cf. Cling et al., § 20)
48Le développement de l’Asie va donc largement à l’encontre du discours officiel des organismes internationaux. Cela ne doit pas masquer une seconde facette des modes d’internationalisation à l’œuvre en Asie : les relations internationales reposent de plus en plus sur des négociations bilatérales aux dépens du multilatéralisme (institué). Avec la Chine en tête de proue, l’Asie joue un rôle actif et rebat largement les cartes. Dès lors, les articulations entre international et national reposent de moins en moins sur une médiation instituée au niveau international et davantage sur un processus bilatéral de négociations entre États.
- 35 ASEAN + Chine, Corée du Sud, Japon.
49Le deuxième niveau d’articulation s’opère entre les dimensions régionales et nationales. Ce niveau concerne surtout les pays de l’ASEAN + 335 en Asie. Des mécanismes de coordination de politique monétaire assurent une relative stabilité des taux de change à partir du milieu des années 2000, une tendance qui s’est nettement accentuée après 2010. Les stratégies nationales mêlent les politiques monétaires et budgétaires en vue d’assurer les équilibres externes et d’atteindre ainsi les objectifs de coordination régionale. La dimension nationale occupe une place pivot et chaque pays met en œuvre sa politique pour donner une cohérence à la dimension régionale. Les grands barrages au Laos traduisent une volonté politique d’atteindre un équilibre externe positif. L’électricité est d’abord destinée à l’exportation et
Les investissements locaux en électricité au Cambodge, hors des grandes villes, sont réalisés par les étrangers (massivement Chinois et Thaïs) et ne sont qu’exceptionnellement connectés au réseau national défaillant. (cf. article de Bafoil, note 32)
50Au Vietnam, la politique monétaire s’articule à la politique industrielle et repose sur une gestion discrétionnaire des taux et des normes de mobilité des capitaux. Ce deuxième niveau d’articulation met en œuvre des dynamiques où le choix de coordination des politiques monétaires induit des stratégies nationales destinées à garantir un équilibre externe positif. Ainsi, par les choix qu’il opère, l’État joue un rôle central de coordination par rapport à l’entité régionale, mais il réorganise également la dimension locale.
- 36 « However, this “democratic centralism” is counterbalanced by a high level of decentralization […] (…)
51Le dernier niveau d’articulation repose sur les liens entre le national et le local. Le local est constitué d’agents en charge de l’administration du territoire et/ou de la production et/ou de la consommation. La subordination du local, par rapport au national est généralement forte. Cependant, selon les pays, les liens de subordination changent et l’autonomie, les prérogatives du local varient. Au Cambodge, en Chine, en Inde, au Laos et au Vietnam l’État central impose à la dimension locale un cadre, des objectifs et, à l’intérieur de ce cadre, les acteurs locaux disposent d’une grande liberté d’initiative36. Dans un contexte où le capitalisme se développe, les administrations locales rivalisent pour attirer investisseurs et entrepreneurs. Elles proposent de nombreuses mesures pour limiter les coûts dans la mesure où la concurrence internationale attache une attention particulière à cette dimension (cf. le régime de concurrence supra). Le travail, tout comme la fiscalité, subit la concurrence prix et il existe des zones de quasi non droit : au Laos et au Cambodge,
Pour attirer les investisseurs étrangers perçus comme les uniques moteurs du développement, il ne leur reste, à leurs yeux, qu’à lancer des politiques de défiscalisation et de dérégulation du droit social qui sont sans équivalent dans la région asiatique. D’où cette notion de « capitalisme politique » fondée sur la combinaison des attentes respectives qui s’accordent sur les dynamiques de « moins-disant social » et de dé-institutionnalisation. (cf. article de Bafoil, § 18)
52Sur cette question du travail, le capitalisme agraire indonésien pourrait également être donné en exemple tout comme les cas des quatre États indiens étudiés par L. Kennedy et al. pour la fiscalité. Ces États, en raison des objectifs fixés par le gouvernement central non assortis de transferts suffisants peinent à équilibrer leurs budgets. Dans une perspective de recherche, le solde négatif renvoie directement aux articulations entre le national et le local et en révèle les contradictions : l’État central fixe des objectifs en termes de développement et il réduit en même temps les transferts en direction des États. Ces derniers se trouvent dans une situation où ils doivent conduire des politiques de développement avec des transferts réduits ; ils ne peuvent pas mener une réelle politique fiscale (car ils cherchent à attirer les entreprises) et ils se trouvent dans l’impossibilité d’émettre des bons dont l’émission reste une prérogative nationale.
53Ce modèle d’économie politique, intégrant une forte dimension territoriale partant de l’international au local, rend compte de l’évolution contemporaine des pays d’Asie en voie d’industrialisation. Le développement des échanges commerciaux est un des vecteurs de connexion des territoires. Avec la marchandise se diffusent des nouvelles normes de concurrences (prix) et les États redéfinissent leurs cadres institutionnels pour qu’elles se généralisent. Les États jouent un rôle actif à ce titre, ils considèrent le processus de marchandisation comme une opportunité dans la mesure où ils permettent et accompagnent à la fois la genèse des capitalismes asiatiques. La description de ce premier mouvement pourrait laisser penser qu’une logique top down est à l’œuvre. La norme concurrentielle est internationale et, à partir de cette dimension, elle se diffuse et impacte les politiques régionales, nationales pour atteindre le producteur. D’un point de vue logique, cette verticalité descendante pose un problème et une pièce semble manquer au modèle. En effet, la norme internationale se définit-elle au niveau international ou ailleurs ? La réponse ne se trouve pas dans la dimension internationale mais plutôt nationale. Pour expliquer comment elle prend corps pour s’internationaliser par la suite, nous devons établir une typologie de pays. Tous les pays ne disposent pas de la même influence et nous distinguons les grands pays, les pays de taille moyenne et les petits pays.
- Les grands pays disposent d’une autonomie et arrivent à imposer une vision, des normes voire des modes d’organisation. Cependant tous les grands pays ne sont pas logés à la même enseigne et seuls les grands pays disposant d’une position hégémonique imposent réellement leur « modèle ». Depuis plus d’un siècle, d’un point de vue politique et économique les États-Unis occupent cette position. Depuis la fin des années 1980, début des années 1990, la Chine commence à disputer cette position aux États-Unis. Le processus est loin d’être fini et nous n’en connaissons pas l’issue, en revanche les rapports de production chinois influencent le mode d’organisation de la production des autres pays. Les producteurs chinois exportent des biens dont la compétitivité prix est élevée et cette compétitivité prix assure une croissance continue de la pénétration des biens chinois. À travers ses exportations, la Chine impose la norme de concurrence présentée ci-dessus et ainsi cette dernière devient internationale.
- Les pays de taille moyenne voire les grands pays non hégémoniques, disposent d’une trajectoire voire d’un modèle singulier en général, souvent mis à mal par les normes de concurrence internationale. Sans abandonner réellement leur modèle, ils tentent de l’adapter avec plus ou moins de succès. L’Inde (grand pays non hégémonique) se trouve dans cette situation. Il adapte son modèle au contexte international (à la concurrence par exemple) et cela entraîne indirectement une croissance des disparités entre les États de la fédération (cf. article de L. Kennedy et al.).
- Enfin les petits pays ne cherchent pas à influencer les tendances internationales, ils en acceptent les conditions et tentent de trouver une ou plusieurs niches pour se frayer une voie. Le Laos est un exemple à ce titre. Ce pays a une forte stratégie d’ouverture associée à l’exploitation d’un potentiel hydroélectrique élevé. Il ne soutient aucune production et ainsi ne subsiste, ou se développe, que les productions aptes à supporter les normes de concurrences internationales.
54Les politiques destinées à faciliter la circulation des marchandises permettent à l’industrie chinoise de conquérir de plus en plus de marchés à l’international. Avec la diffusion de ses marchandises, la Chine diffuse ses normes de concurrence axées sur le prix. Les normes chinoises deviennent internationales et pénètrent ensuite les différentes économies nationales selon un modèle vertical. La dynamique s’opère sur deux plans : premièrement un pays disposant d’une forme d’hégémonie impose sa norme de concurrence. Le second plan voit la diffusion de cette norme de l’international au local.
Schéma 1. Les différents niveaux d’articulation pour organiser la concurrence entre des espaces complémentaires
55Cette logique entraîne d’une part une homogénéisation de normes de concurrence, et d’autre part une grande diversité de réactions nationales ou locales. Contrairement à certaines idées issues du modèle néoclassique de croissance des années 1950, la convergence des trajectoires nationales ne se vérifie pas. Au contraire, les théories de divergences des trajectoires, chères à la Régulation, se vérifient en Asie. À ce titre, l’exemple de l’Asie traduit un phénomène certainement plus général dont on a pu montrer qu’il était valide en Europe ou encore en Amérique latine (Boyer, 2012).
Conclusion. Économie nationale, internationale, postnationale ou transnationale : le défi intellectuel de l’Asie en économie politique
56Alors que l’essor économique des pays en développement et leur intégration à l’économie mondiale (émergence) ont souvent été assimilés depuis le dernier quart de siècle à l’effet d’une mondialisation libérale (quasi sans gouvernants), la montée en puissance chinoise a changé la donne. Elle a remis au premier plan le rôle déterminant du politique et rend plus audible le grand nombre de travaux hétérodoxes sur le développement asiatique. Ceux-ci avaient déjà démontré leur vigueur et leur pertinence dans le débat sur le Miracle asiatique ouvert par la Banque mondiale en 1993. L’exemple des pays asiatiques, lorsqu’on se penche de près sur leurs trajectoires socio-économiques, montre le rôle toujours aussi prégnant de l’État au début de la décennie 2010. En revanche, l’action de l’État s’est recomposée pendant la période qui précède.
57Ce dossier spécial sur l’économie politique de l’Asie continue à plaider pour la fécondité de la démarche interdisciplinaire. Y compris dans des petits pays du Sud-Est asiatique où les phénomènes économiques – en particulier sous les différentes formes qu’y prennent le mode de production capitaliste et la concurrence – sont de plus en plus déterminants comme en témoigne le présent numéro. Il illustre l’intérêt de favoriser et de renouveler les échanges intellectuels portant sur des espaces géographiques où l’économie n’est pas en pointe à l’heure actuelle en termes de production d’intelligibilité et d’analyses. Tout en soulignant l’importance de l’histoire pour évaluer les transformations économiques de l’Asie, on ne saurait comprendre les évolutions contemporaines en s’affranchissant d’un questionnement approfondi sur la dimension spatiale. La difficulté congénitale à penser les transformations asiatiques que rencontre une théorie macroéconomique construite à partir du cadre national nous semble réclamer un dialogue renouvelé avec la géographie. Pour l’Asie, cette discipline affiche une avance certaine, théoriquement comme en termes descriptifs, sur les questions du transnational.
58Pour compléter l’analyse, nous proposons d’amender la notion de « régime international » (Vidal, 2002) avec l’introduction de la dimension transnationale. Premièrement, les différentes économies asiatiques sont fortement dépendantes de leurs relations avec les pays tiers. Les interdépendances jouent un rôle central et rompre ces relations bouleverserait complètement le mode d’organisation économique. Deuxièmement, la norme de concurrence « internationale », imposée par l’hégémon, se diffuse partout et les agents, les entreprises, les administrations (locales et nationales) se livrent à une compétition de plus en plus vive. Dans ce contexte, les États articulent les dimensions locales avec les dimensions nationales, régionales et internationales et adaptent leurs architectures institutionnelles pour faciliter le processus d’interconnexions internationales. En d’autres termes, les États tentent d’articuler un ensemble d’entités à la fois interdépendantes et très concurrentes en même temps. Les configurations issues de ce mode d’organisation entraînent des réactions locales très variées et ainsi une grande diversité de capitalismes dans un environnement où le capitalisme s’installe. Cette diversité des capitalismes asiatiques n’invalide pas les idéaux-types établis par R. Boyer (2004b), mais elle introduit une mosaïque de nuances à l’intérieur des idéaux-types et montre les communications possibles entre eux.
59Enfin l’analyse de l’internationalisation des échanges, combinée aux nouvelles normes de concurrences, révèle les limites d’un système de gouvernance intergouvernementale pour résoudre certains problèmes pourtant cruciaux. La concurrence ne coordonne pas efficacement les agents par rapport aux questions climatiques, par exemple, comme le montre dans ce numéro l’article de J.-P. Maréchal sur le duel attentiste entre la Chine et les États-Unis. Pour le climat, il n’existe pas réellement de niveau institutionnel pertinent pour encadrer l’utilisation et la gestion d’éléments communs. Cette défaillance institutionnelle constitue certainement une limite au système des relations internationales post-guerre froide dont l’Asie fait désormais et pleinement partie.
Pierre Alary et Elsa Lafaye de Micheaux